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TÉMOIGNAGE de Mr. Étienne ESTÈVE-CASTILLA

 

«l’Agonie d’Oran»de Geneviève de TERNANT
(éditions J Gandini – Calvisson)

P.55 à 59

Récit d’évènements qui m’ont fortement marque psychologiquement.

La station côtière radio était située sur le toit de la poste dans une "villa" sur la grande terrasse dont le revêtement spécial de sol venait d'être refait. Je me penchai côté cour et je vis tous les employés des P.T.T. (plus de soixante personnes) rassemblés et alignés à genoux.

Les assaillants, occupés à l'intérieur des bâtiments avaient mis un seul garde qui, dos au mur, pointait son fusil sur les collègues. J'étais juste au-dessus de lui. Je saisis un seau rempli de goudron (laissé par les ouvriers) qui se trouvait à proximité et le jetai espérant venir un aide aux collègues mais l'un d'eux m'aperçut et cria : "Ne fais pas le con là-haut". Le seau n'atteignit pas son but, le garde entendant le cri du collègue s'écarta. Ce fut le grand branle-bas de combat. Les collègues furent poussés vers la rue se déplaçant à genoux.

Des individus armés envahirent les trois escaliers. J'eus la présence d'esprit de vider plusieurs gros extincteurs dans les cages d'escaliers qui furent remplies de mousse carbonique dilatante rendant impossible la montée. La terrasse devint inaccessible. Et j'eus, de ce fait, la vie sauve.

Côté rue, d'une fenêtre de l'immeuble face à la station, un monsieur penché criait de lui jeter une corde pour venir vers moi car dans son immeuble on tuait à vue, femmes, enfants, vieillards. C'était un massacre.

Dans le même temps en bas, dans la rue, je vis un vieillard qui revenait du marché avec son panier de provisions, tué sous mes yeux. Un jeune armé pris un vélomoteur qui se trouvait là, le jeta sur le vieux monsieur qui tomba à terre et pointant son arme, le tua. Je ne trouvais pas de corde pour venir en aide au voisin.

J'appelais sur les ondes radio : Au secours en mer ! ici on massacre femmes, enfants et vieillards. La station de Gibraltar radio me répondit la première.
Elle me rappela un peu après et me dit que l'escadre anglaise, en alerte, appareillait pour porter secours.

Il était déjà 12 heures 45, le navire français Colomb-Béchar me contacta.

Le Commandant se mit à ma disposition.

Je lui dictais un message de secours immédiat adressé au Ministre des P.T.T et au Ministre de l'Intérieur à Paris. Le message reçu par le navire fut transmis au ministère par la station de Marseille Radio.

Plus tard, ayant rejoint le Bureau Central Radio de Paris, j'ai pu voir la copie du message reçu par la "Gare Centrale Radio" à 13 h 05 et retransmis aux Ministères.

J'avais constaté que le central téléphonique situé à 250 mètres de la grande poste avait été envahi, évacué de force et toutes les lignes téléphoniques coupées. Un seul téléphone fonctionnait, celui de la station radio; ligne spéciale reliée à Mers-el-Kébir et à la Capitainerie du port d'Oran.

Le téléphone sonnait sans arrêt. C'était surtout des employés du port d'Oran qui s'inquiétaient pour leur famille restée en ville. Je m'évertuais alors, à diriger mes antennes radio sur la ville et j'effectuais un véritable service d'informations dans l'intérêt des familles.

Je reçus aussi, un appel de "Radio Monte-Carlo" qui avait diffusé, en direct, à 13 heures, des informations concernant les événements qui étaient en train de se passer à Oran et qu'elle avait eu de source étrangère. Cette source avait précisé que la station côtière "Oran Radio" fonctionnait.

Mais à cet instant la ligne fut coupée. Il était 13 heures 45.

Subitement le silence s'établit. Il restait quelques bruits lointains de fusillades et tirs de mortier. Je sus ce qui s'était passé.

Le Quai d'Orsay avait averti les forces algériennes que devant la tournure que prenaient les événements, la France était obligée de déconsigner ses troupes et donnait un certain délai pour évacuer et éviter l'affrontement.

Les assaillants se replièrent vers le quartier St Eugène, au sud de la ville, évitant les casernes où les troupes françaises étaient enfermées depuis le 1er juillet 1962.

Je vis arriver un char français qui se planta sous le porche, à l'entrée de la cour. J'eus du mal à descendre pour le rejoindre, les escaliers étant impraticables à cause du produit gluant qui subsistait sur les marches. J'arrivai enfin au portail, à cet instant seulement la coupelle en haut du char se souleva et un officier apparut. Je lui signifiai mon bonheur de le voir enfin. Il me répondit d'une voix neutre :

"Je constate que la rue est calme et déserte".

Je fus sidéré. Je lui dis :

"Voyez là, dans la rigole, c'est la tête de Mme X la bibliothécaire des P.T.T.".

Je la connaissais bien, c'était une femme forte. Son corps avait disparu. Et voilà que deux rescapés se présentèrent, d'abord le gérant de la cantine qui déclara s'être caché dans un fût de 200 litres contenant de l'huile de cuisson usée. Il en était sorti tout noir mais vivant par miracle, disait-il. Il avait craint, un moment, qu'on mette le feu à l'endroit où il se trouvait.

Le second rescapé était un collègue du central télégraphique qui lui, s'était caché dans une armoire de fils électriques de haute tension.

Nous étions trois à témoigner de l'horreur que nous venions de vivre.

Cet officier ne dit mot, rentra dans son char, ferma le hublot et fit demi-tour. Nous laissant là, désemparés.

Je remontais dans la station et prenais contact avec le navire St Marcet. Son Cdt (Compagnon de la libération), M. Dufeuil, me dit que plus de 3000 personnes s'entassaient sur les quais. Des chalutiers espagnols les embarquaient pour Alicante mais que la foule ne cessait de grossir.

Le lendemain le navire St Marcet nous embarquait, les voisins de mon quartier et moi-même et nous débarquait, le 14 juillet 1962, à Le Treglier, puis St Malo.

Accueillis et réconfortés par le sous-préfet de l'Ile et Vilaine.

Démoli par le drame que j'avais vécu, mais plus encore par l'attitude inconcevable des autorités françaises, 37 ans après, j'en porte encore les stigmates, et suis resté psychologiquement très fragile.

Fait à Saint Lys le 15 mars 1999

Etienne Estève Castilla

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