LE PROLOGUE
du livre de Guy Perrier:
Partie 2 |
Rappelons que P. Brossolette, alias Pedro, Brumaire, ou Commandant Pierre
Bourgat, né en 1903,
est mort à Paris le 22 mars 1944, après s'être défenestré pour ne pas parler.
Le livre entier est à lire pour comprendre les rapports très ambigus
que P. Brossolette eut avec De Gaulle et Jean Moulin
PROLOGUE
Le 2
novembre 1942 - à Londres, qu'il avait rejoint en avril -, Pierre Brossolette
adresse cette lettre directement au général de Gaulle, pour le mettre en garde :
« Je ne vous adresse pas cette lettre par la voie hiérarchique, c'est une
lettre privée - qui ne veut pas dire que ce soit une lettre personnelle: je ne
vous l'écris que dans la mesure ou je me sens responsable envers la masse de
ceux à qui j'ai garanti le chef de la France combattante, en mettant à votre
disposition, ici comme en France, tout ce que je possède: mon nom, mon crédit
sur une partie de l'opinion, mes relations avec des hommes de tous les partis
français et de presque tous les partis étrangers...»
Cette mise en garde sincère, passionnée, pathétique parfois, s'inscrit
parfaitement dans l'attitude dont Brossolette fit constamment preuve
tout au long de sa vie: indépendance d'esprit, courage sans faille, honnêteté
sans concession au risque de s'attirer de sérieux désagréments. Même si, sur
le moment, il n'en montra rien, de Gaulle ne lui pardonna jamais ses
remarques, aussi justifiées fussent-elles. Plus tard, bien plus tard, en 1968,
Claude Hettier de Boislambert, chargé par le Général de mettre de
l'ordre dans ses papiers, vint réclamer cette lettre à Gilberte Brossolette;
heureusement, elle l'avait mise en lieu sûr
(1).
Elle refusa de céder à cette demande, d'autant, précisa-t-elle, qu'elle
l'avait fait lire à certains de ses amis et que l'un d'eux venait de la
publier in extenso
(2).
1.
Entretien avec l'auteur.
2. Daniel Mayer, la Socialistes dans la Résistance Paris, PUF, 1968.
Sans détours, Pierre Brossolette va dire en face au Général ce que lui
reprochent - même s'ils se gardent de l'avouer - les interlocuteurs qu'il
reçoit quotidiennement. Il le fait d'autant plus volontiers qu'il est très
attaché à de Gaulle, qu'il admire et qu'il aime profondément:
« Je vous parlerai franchement. Je l'ai toujours fait avec les hommes, si
grands fussent-ils, que je respecte et que j'aime bien. Je le ferai avec vous
que je respecte et que j'aime infiniment. »
Dès son entrée dans la Résistance, en novembre 1940, Pierre Brossolette
a été résolument gaulliste. II l'est demeuré jusqu'au bout, en dépit des
obstacles et des divergences qui ont pu survenir. Il fut, et de loin, le plus
gaulliste des socialistes. Par là, il s'est aliéné non seulement les
socialistes français vivant à Londres, antigaullistes notoires, mais aussi les
socialistes de France, en parole du moins, peu désireux de confier l'avenir du
pays à un militaire pétri de culture maurassienne, de surcroît entouré par des
hommes de droite réputés proches de la Cagoule, prétendait-on.
Avec insistance, il demande au général de Gaulle de changer de
comportement. Point par point, il développe son argumentation: « Il y a des
sujets sur lesquels vous ne tolérez aucune contradiction, aucun débat même. »
Il l'avertit du péril: son entourage lui masque la réalité, les médiocres
l'approuvent sans réserve, les meilleurs se taisent découragés par l'inutilité
de leurs efforts, reste alors la masse des courtisans.
Pour Brossolette, il y a là un danger mortel: très peu de temps après
la belle unanimité de la Libération, les partis et le peuple se
détourneront du chef. Le scénario de 1946 se trouve là entièrement décrit.
Il supplie le Général d'écouter ses interlocuteurs, de tenir compte de leur
avis, de se contrôler dans les moments difficiles, pour tout dire d'introduire
dans ses rapports avec les autres davantage d'humilité et de sens de l'humain.
Il est bien le seul à prodiguer ainsi ses conseils au chef de la France
combattante aussi nettement. Pour justifier son audace, il s'appuie sur
l'attachement profond qu'il lui porte; la formule finale de la lettre ne
trompe pas:
« Je vous prie d'agréer, mon Général, l'assurance de mon très grand respect et
d'une affection plus grande encore ».
Nous venons de voir les rapports très particuliers existant entre de Gaulle
et Brossolette, mais il est encore plus révélateur de lire l'article
fracassant publié par ce fougueux socialiste, à Londres, dans la
Marseillaise du 27 septembre 1942'.
Sous le titre « Renouveau politique en France », il s'en prend
avec vigueur à tous ceux qui n'ont rien compris, ces « vieux comitards », les
anciens partis politiques, qui ont accepté l'abaissement
de la France et l'élimination de la Troisième République. Il montre les
nouveaux clivages qui sont apparus, le partage entre résistants et
collaborationnistes, entre gaullistes et traîtres. Avant 1939, il y eut
la séparation entre munichois et antimunichois; maintenant, il y a, d'un côté,
ceux qui acceptent l'humiliation et le renoncement de la France, de l'autre,
ceux qui refusent la défaite et veulent le redressement du pays avec le
rétablissement de la République. Il s'élève violemment contre ceux qui nient
la réalité de ce bloc de résistants issus de toutes origines, de tous
horizons. Il vitupère contre les « émigrés » établis en Angleterre ou en
Amérique, contre les gouvernements de Londres et de Washington, incapables de
prendre conscience de cette réalité ou s'y refusant. Il explose, enfin:
« J'ai découvert avec stupeur qu'on pouvait être résistant sans être
gaulliste. [...] En France, on est gaulliste ou antigaulliste, et on ne peut
pas être autre chose. »
A
l'appui de sa thèse, il cite Léon Blum, André Philip, Louis
Marin et même Charles Vallin, qu'il a fait venir avec l'assentiment
du Général. Il insiste sur « la volonté générale de rajeunissement et de
changement », sur la nécessité de « renouvellement radical de la vie politique
française ». Cela implique naturellement le rejet de tous les partis
politiques traditionnels, du moins ceux qui ne sont pas engagés réellement
dans la Résistance.
Ce
rejet est profondément ancré dans l'esprit de Pierre Brossolette, comme
d'ailleurs chez la plupart des chefs de mouvement de la Résistance. Cela
l'amènera, plus tard, à s'opposer, parfois vivement, à jean Moulin lors
de la constitution du Conseil national de la Résistance (CNR). Dans cette
analyse, Brossolette va plus loin et se lance dans une véritable
prospective. Un changement profond s'impose pour remettre durablement le pays
sur pied:
Nécessité d'un, exécutif stable et fort, nécessité d'une planification de
l'économie, nécessité du
« contrôle » de tout le secteur concentré de l'industrie.
Bref, tout un programme que de Gaulle arrivera à mettre en place
difficilement et partiellement à la Libération en 1945 et qu'il complétera
lors de la création de la Cinquième République en 1958.
Brossolette
prévoit de multiples obstacles à cette reconstruction. En particulier, il ne
doute pas que « tous les vieux renards de la politique, aujourd'hui terrés
dans leurs trous » ne s'opposent à cette volonté de renouvellement. C'est
pourquoi il insiste pour que toutes les « familles » spirituelles ou sociales,
plus ou moins bien représentées par les anciens partis politiques, se
« fondent intimement dans le mouvement gaulliste, dans la France
combattante ». Pour lui, c'est une nécessité incontournable. Au contraire, la
reconstitution des anciens partis dont les Français ne veulent plus, dans leur
très grande majorité, serait « désastreuse ».
Pour Brossolette, il ne s'agit pas d'une union nationale du style
Troisième République, ou d'un parti unique. Il s'agit de réaliser cette
transformation dans la durée. A plusieurs reprises, il a averti le général
de Gaulle qu'il serait balayé par les anciens partis si ceux-ci revenaient
au pouvoir. C'est exactement ce qui s'est passé; l'Histoire lui a donné
raison: démission de De Gaulle en 1946, fondation du Rassemblement du
peuple français (RPF) en 1947, puis échec en 1955. Il faudra attendre 1958 et
la Constitution de la Cinquième République pour que les objectifs assignés par
la Résistance en 1943 soient - en partie - atteints.
Dans cet article retentissant, sur lequel je reviendrai, presque trois ans
avant la fin de la guerre, le seul véritable « politique » de la France libre,
ancien chroniqueur à Radio PTT, l'éditorialiste de politique étrangère au
Populaire décrit avec une lucidité rare et une prescience étonnante les
événements qui marqueront notre pays, dix ou vingt ans après la Libération.
Tout au long de la biographie de Pierre Brossolette, nous verrons que
son enfance et son milieu, son éducation, ses études, son exceptionnelle
intelligence, ses talents d'historien, de journaliste et de chroniqueur radio,
expliquent pour une grande part la lucidité de ses analyses et sa hauteur de
vue de visionnaire.
|