La Cendre Et La Braise
de
Gérard LEHMANN
Editions SDE
147-149, rue Saint Honoré 75001 Paris
Partie
1
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(Moralité et personnalité
du
général de brigade à titre provisoire
Charles De Gaulle
)
1958
et après
p.27 - 28
N'oublions tout de même pas: De Gaulle était antidémocratique le 18 juin
1940, comme il l’était le treize mai
1958 ; un peu moins tout de même le 13 mai, car les responsabilités étaient
partagées. De Gaulle était fort antidémocratique quand il violait
sans état d'âme une constitution qu'il avait lui-même
fabriquée;
en réalité, tout mouvement subversif ou contestataire, dans la mesure où il se
réfère à une légitimité, à une justice, à une parole donnée, n'a strictement
rien à faire avec une attitude, un esprit ou des pratiques démocratiques. Ici,
la notion de continuité n'a aucune pertinence. Il y a seulement des perdants et
des gagnants, ceux qui ont le dernier mot et ceux qui n'ont pas le droit à la
parole ! C'était le cas à l'époque de Staline, cela l'est à l'époque de
De Gaulle et du FL.N.
son
allié.
Tout le reste est littérature.
Accordons-lui tout de même ceci: les analyses d'Anne-Marie Duranton-Crabol
représentent un effort de sérénité et d'objectivité. Je lui ferai cependant
le même reproche qu'à nombre de ses collègues : d'avoir rétréci la perspective,
ce qui fausse un peu le résultat. Par exemple, parlant
du rejeu de la période 1940-1945 pendant la guerre d'Algérie tel qu’il se
manifeste dans l’Esprit public, elle oublie de replacer le phénomène dans
le contexte plus général de son instrumentalisation massive et violente dans la
presse de l'époque. N'était-ce pas précisément la perspective large qu'elle
préconisait?
Nous
parlons ici de méthodologie: la problématique qu'elle dégage à propos de
l'O.A.S. est réalité commune à nombre de mouvement similaires, ni plus ni moins.
D'autre part, lorsqu'elle évoque l'anti-gaullisme de l’O.A.S, elle aurait pu
peut-être impliquer les dérives policières d'un régime qui ne tolérait aucune
opposition pacifique, l'extraordinaire matraquage médiatique qui avait lieu du
Figaro à
L'Humanité,
sans parler de la radio et de la télévision
entièrement muselées par le pouvoir et le fait, nolens volens, que De Gaulle
violait la Constitution
quand cela lui convenait et ceci avec la double bénédiction
du monde politique et syndical et de la gauche salonnière.
L'antigaullisme de l'O.A.S. ne reflète pas le choc entre deux conceptions de la
nation, d'un côté une conception charnelle et sacrée incarnée dans
l'Etat, l'autre l'identification de la grandeur et de la survie de la nation
à une certaine configuration de biens stérile, comme elle l'écrit en citant
Stanley Hoffmann. L'antigaullisme de l'O.A.S. est un effet inévitable de
la forfaiture du chef de l'Etat; et quant à cette configuration de biens,
quel historien aurait osé risquer l'expression pour d'autres biens comme,
en son temps, l'Alsace-Lorraine ?
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p. 35-36-37
La
continuité s'exprime très simplement en 1958, dans une légitimité que l'homme
prétend incarner depuis vingt ans.
La continuité
s'affirme en 1958 dans une stratégie développée pendant une décennie dans un
contexte international difficile marqué par la tension entre l'Est et l'Ouest,
par un vaste mouvement de décolonisation instrumentalisé comme l'enjeu de la
guerre froide.
Dans ce contexte,
l'affaire algérienne est un boulet: comment s'en débarrasser au meilleur compte?
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En d'autres
termes, que dit l'histoire? Que s'est-il passé en mai 1958 et dans les mois qui
suivirent ? Nous savons trop bien que c'est le privilège du vainqueur que
d'écrire l'histoire, de décider des occultations et des travestissements. Nous
savons que l'homme a le goût de polir sa médaille. Et nous savons aussi que
l'historien iconoclaste est facilement passé sous silence, désavoué par la
mémoire officielle dominante.
La
version officielle, à peine modulée par les études récentes, est la suivante:
l'homme, fort de sa légitimité, intervient prudemment dans la vie
politique au moment où des entreprises
fascistes pour les uns et factieuses pour les autres, parties d'Algérie et
soutenues par des complicités militaires et politiques en métropole, menacent
les institutions républicaines. LUI ne s'impose pas, on le prie, il pose
ses conditions et on lui confie le pouvoir en toute
légalité. Cette légalité, il n'aura de cesse de la rétablir, d'asseoir la
démocratie sur des fondements plus solides grâce à une nouvelle constitution et,
compte tenu des circonstances, d'amener progressivement l'Algérie à une
indépendance dont rêvent les foules musulmanes. L'ambiguïté des discours et des
actes répond à une nécessité politique. On doit lui être reconnaissant d'avoir
réalisé démocratiquement, dans les meilleurs conditions, ce que d'autres avant
lui n'avaient pas su ou pas pu faire : octroyer aux Algériens le droit de
disposer d'eux-mêmes. Il a peut-être eu des mots malheureux mais n'a jamais tenu
de discours Algérie française ni mené de politique allant
dans ce sens. Il n'y a donc rien dans le discours du 16 septembre 1959
qui représente une rupture par rapport à un engagement supposé.
Il n'a aucune dette. Il n'a jamais rien promis.
Tout le reste est fantasme. On peut certes émettre quelques réserves sur cette
version, c'est la liberté de l'historien, mais les grandes lignes sont tracées :
l'homme des « Accords d'Evian » est toujours celui du 18 juin. Version
officielle.
Il est
à mes yeux une différence capitale: en mai 1940, l'homme parlait en soldat à des
soldats pour retourner l'esprit d'abandon en esprit de résistance. En 1958, il
agit en politique pour transformer la victoire en totale déroute : il aura
marqué avec éclat contre son propre camp. Et c'est le même uniforme dont il
s'affuble.
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p.42 à 60- 66 à
70-71-75-78-79-80
Mais
qu’importe puisque l’homme du 18 juin représentait la légitimité d’une
révolte contre l’abandon de l’Algérie au FLN.! Il lui restera à légaliser
l’illégalité…Il n’a jamais désavoué la sécession de la Corse, il était prêt a
donner son aval à l’opération Résurrection si cela avait été nécessaire.
Raoul Salan
l'affirme, Viansson-Ponté l'écrit en 1970; même chose pour Droz et
Lever en 1982: //(De Gaulle) ordonna toutefois à Salan
de «faire le nécessaire » au cas où il ne pourrait obtenir légalement le
pouvoir. (Droz et Lever, op. cit. p. 180).
Ce
ne fut pas nécessaire. Il lui restera, et la tâche ne sera pas facile,
rendons-lui hommage, d'éliminer tous ceux qui, en France et en Algérie et
jusqu'à l'intérieur de son propre parti, (rappelons tout de même que la
charte de l’U.N.R. et ses statuts contiennent une clause essentielle: le
maintien de l'Algérie dans la souveraineté française),
le
somment de rester fidèle à son engagement pour l'Algérie française.
Le clivage se fera
entre ceux qui, par conviction ou par intérêt, les vieux barons comme les jeunes
loups du R.P.F, attendent de De Gaulle la restauration de l'autorité de
l'Etat et l'établissement d'un régime nouveau et fort, et ceux pour lesquels le
sort de l'Algérie importe avant tout. Sur ces faits, tous les historiens sont
d'accord, les témoignages (ceux de Salan et de Soustelle en
particulier) concordent. Il est donc temps de
cesser de présenter un vieil
homme
avide de pouvoir comme celui qui sauva la France des factieux:
il était leur homme. Mais il était aussi l'homme qui fort d'une légitimité
historique, affirmée dans la rue en Algérie, cristallisée par les Comités de
salut public où se côtoient Français de souche et Français musulmans; et cette
légitimité achoppait sur un principe affirmé dans la Constitution:
la défense, en Algérie de l'intégrité du territoire de
la République, une et indivisible .Debré
l'avait assez souvent proclamé, et il ne
s'agissait pas seulement de légitimité mais aussi de légalité.
Rappelons aux amnésiques le Debré qui écrivait dans Le Courrier de la
Colère, quelques mois seulement avant le 13 mai :
Tant
que l'Algérie est terre française, tant que la loi en Algérie est française, le
combat pour l'Algérie est le combat légal, l'insurrection pour l'Algérie est
l'insurrection légale
(2
décembre 1957), ce
qui fera dire plus tard à Alain Savary, ministre démissionnaire de Guy
Mollet: dans cette affaire de l' O.A.S., les militaires ne sont pas les
coupables. Le coupable c'est Debré. Est-il le seul ? Pierre
Viansson-Ponté écrit dans Esprit que pour la gauche, [...]
jusqu'à un certain
point, le président de la République est
«
objectivement complice »
de la manœuvre,
puisqu'il conserve M. Debré, dont un homme aussi pondéré que M.
Déferre a pu dire: « La condition de toute action contre l'O.A.S. est de se
débarrasser de Debré complice et ami de ceux que nous voulons abattre »
(février 1962, p. 67). Ces lignes sont intéressantes car elles montrent:
1)
à quel point un homme politique averti peut se tromper sur la stratégie
gaullienne,
2) qu'un journaliste averti bien plus fin que le politicien peut faire erreur
sur la personne jugeant pondéré l'homme qui a dit « Pendez-les tous,
fusillez-les tous ! » à propos de ceux de l’O.A.S.
Rappelons aussi le
serment de l'Algérie française prononcé au cours d'un congrès de trente-cinq
associations d'anciens combattants à Alger, dans les salons de l'hôtel
Saint-Georges en juillet 1957, le serment de
s'opposer
par tous les moyens à toute mesure qui menacerait l'intégrité du territoire et
de l'unité française.
Georges Fleury,
qui y participait, raconte:
Avant d'être adopté, ce texte avait provoqué une discussion animée. Fallait-il
ou non utiliser « par tous les moyens », termes qui sous-entendaient «
au besoin par une force illégale
»,
avait demandé Gignac (futur responsable de A.S.) en faisant
remarquer aux congressistes l'ambiguïté qu'ils contenaient. Le gaulliste
Alexandre Sanguinetti,
à qui la presse octroiera plus tard le titre de « Monsieur anti-OA.S. »fut à ce
congrès le plus virulent partisan de l'utilisation des ces mots car, à son avis,
la violence qu'ils sous-entendaient était non seulement justifiable mais
obligatoire pour défendre en Algérie les valeurs républicaines
(Histoire
secrète de l'OA.S., p. 38).
Cette légitimité, en portant l'homme au pouvoir - car c'est bien la rue en
Algérie et l'armée qui le firent roi - lui imposait aussi un mandat.
Le 13 mai, la légitimité de De Gaulle ne repose en tout cas pas sur
la masse ectoplasmique des Français de la métropole, ni sur le microcosme
politique de la capitale, ni sur le parti intellectuel qui crie au
loup. Dans le sillage de Soustelle,
de Massu, de Salan, et de tous ceux qui, civils ou militaires, sur
les deux bords de la Méditerranée, œuvrent dans l'ombre, De Gaulle
devient l'atout maître des partisans de l'Algérie française. Devant le raz de
marée en Algérie où les scènes de fraternisation se multiplient, et pas
seulement à Alger même, mais dans toute l'Algérie, et même en métropole, que
comptent les idées de respect des institutions, du jeu démocratique? Qu'il
s'agisse de l’état d'urgence voté par l'Assemblée nationale le 16 mai par 426
voix contre 112, de l'ordre de grève lancé par les syndicats au lendemain du
coup de force en Corse, de la manifestation monstre de la gauche à la fin de mai
(« De Gaulle au poteau », souvenons-nous), des soubresauts du
gouvernement qui en appelle à la légalité républicaine, plus rien ne compte,
plus rien n’a d’importance.
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Le premier juin,
De Gaulle par en tournée en Algérie pour quelques jours ; Alger, puis
Constantine, Bône, Oran et Mostaganem reçoivent sa visite.
A
chacune de ces haltes, il fera un discours, mais il s'adresse aussi à l'équipage
du croiseur De Grasse mouillé dans le port d'Alger et rédigera enfin deux
ordres du jour.
Enfin, à Oran, le 6 juin 1958, il confère au général Salan la charge et
les attributions de Délégué général du gouvernement en Algérie auxquelles
s'ajoutent le titre de Commandant en chef des Forces en Algérie. Ce sont les
documents dont nous disposons.
Que dit De Gaulle aux marins du De Grasse dont le commandant, le
capitaine de vaisseau Célerier s'est proclamé favorable au mouvement du
13 mai?
Me
voici pour quelques instants parmi vous, d'autant plus heureux, d'autant plus
fier, que ceci se passe devant Alger. Tous les Français, en particulier tous les
marins, ont compris qu il s'est développé dans cette grande ville française un
grand événement, celui d'une rénovation et d'une fraternité. Puisse ce
mouvement, à partir d'ici, embraser la France entière. J'aurai
l'honneur d'en être le symbole, peut-être l'artisan.
Et les
premiers à qui je dis cela, sont les officiers et les marins du De Grasse.
Vive
la France !
Quant au discours prononcé au Forum, je le citerai in extenso :
Je
vous ai compris!
Je sais ce qui s'est passé ici. Je vois ce que vous avez voulu faire. Je vois
que la route que vous avez ouverte en Algérie, c'est celle de la rénovation et
de la fraternité.
Je
dis la rénovation à tous égards. Mais très justement vous avez voulu que
celle-ci commence par le commencement, c'est-à-dire par nos institutions et
c’est pourquoi me voilà.
Je
dis la fraternité, parce que vous m'offrez ce spectacle magnifique d'hommes qui,
d'un bout à l'autre, quelle que soit leur communauté, communient dans la même
ardeur et se
tiennent par la main.
Eh
bien ! De tout cela je prends acte, au nom de la France! et je déclare qu'à
partir d'aujourd'hui la France considère que dans toute l'Algérie il n'a qu’une
seule catégorie d'habitants. Il n‘y a que des Français à part entière.
Des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Cela signifie qu il faut ouvrir des voies qui, jusqu'à présent, étaient fermées
devant beaucoup. Cela signifie qu'il faut donner des moyens de vivre à ceux qui
ne les avaient pas. Cela signifie qu'il faut reconnaître la dignité de tous ceux
à qui on la contestait. Cela veut dire qu'il faut assurer une patrie à ceux qui
pouvaient douter d'en avoir une.
L'Armée,
l'Armée française, cohérente, disciplinée, sous les ordres de ses chefs, l'Armée
éprouvée en tant de circonstances et qui n’en a pas moins accompli, ici, une
œuvre magnifique de compréhension et de pacification, l'Armée française a été,
sur cette terre, le ferment, le témoin et elle est le garant du mouvement qui
s'y est développé.
Elle a su endiguer le torrent pour en capter l'énergie. Je lui rends hommage. Je
lui exprime ma confiance. Je compte sur elle pour aujourd'hui et pour demain.
Français à part entière, dans un seul et même collège nous allons le montrer pas
plus tard que dans trois mois, dans l'occasion solennelle où tous les Français,
y compris les dix millions de Français d'Algériens auront à décider de leur
propre destin.
Pour ces dix millions de Français-là, leurs suffrages compteront autant que les
suffrages de tous les autres. Ils auront à désigner, à élire, je le répète, dans
un seul collège leurs représentants pour les pouvoirs publics, comme le feront
tous les autres Français.
Avec ces représentants élus, nous verrons comment faire le reste.
Ah
! Puissent-ils participer en masse à cette immense démonstration tous ceux de
vos villes, de vos douars, de vos plaines, de djebels. Puissent-ils
même y participer, ceux-là qui, par désespoir, ont cru devoir mener sur ce
sol un combat dont je reconnais, moi, qu'il est courageux, mais qu’il n
est pas moins cruel et fratricide.
Moi, de Gaulle, à ceux-là j'ouvre les portes de la réconciliation
Jamais plus qu’aujourd’hui, ni plus que ce soir, je n’ai senti combien c'est
beau, combien c est grand, combien c'est généreux: la France
Vive la République! Vive la France!
Partie 2
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