CE QUE JE N’AI PAS DIT
Par Le général
JOUHAUD
Chez
Fayard |
LA RÉPUBLIQUE D’ALGÉRIE
Aux
Historiens de juger
Partie
1
P.163 à 180
Je tiens à
reprendre la relation des entretiens que j'eus, en novembre et décembre 1960,
avec des émissaires de l’Élysée
et de Matignon, et de la curieuse proposition qui me fut faite de
constituer une République
d'Algérie.
Je rencontre
encore aujourd'hui des gens qui, sceptiques sur le sérieux de cette affaire,
doutent que De Gaulle ait pu en accepter le principe. Au cours des débats
de mon procès, l'avocat général, M. Raphaël,
pour éviter que soit mise en lumière cette étonnante proposition, parlera de
manœuvre, récusera les pièces qui seront fournies. Son rôle de procureur,
appelé à requérir la
peine de mort, lui
imposait-il qu'un dossier qui pouvait en partie justifier mon action ne soit
pris en considération ? C'est très discutable, la recherche de la vérité devant
être le souci constant de la justice. Je n'en ai pas eu l'impression
à l'audience.
Peut-être, mais
ce n'est qu'une hypothèse, je le précise, les membres du gouvernement, concernés
par cette question, ne tenaient pas à ce que l'affaire fût mise au jour. Aussi,
aurait-on incité le procureur à jeter le voile sur cette initiative de mise sur
pied d'une République
d'Algérie. D'autres
magistrats avaient pourtant montré à l'époque leur indépendance à l'égard du
pouvoir. Ce fut le cas de M. Antonin Besson au procès des généraux
Challe et Zeller.(1)(voir
renvoi in fine 1ere partie).
M. Raphaël
aurait-il été plus docile
? De toute façon, je ne suis pas loin de penser que les membres du haut tribunal
ne donnèrent pas aux sollicitations dont j'ai été l'objet l'importance qu'elles
méritaient, en raison de leur présentation sur le plan strict des faits. Ils me
parurent réservés sur le rôle joué par Debré,
Frey, Foccart...,
en l'occurrence, d'autant plus que ces derniers restèrent bien silencieux. C'est
pourquoi je désire mettre les choses au point.
Je fus effectivement l'objet d'une
proposition inattendue. A son origine, trois hommes : René
Legros, que j'avais connu
alors qu'il présidait aux destinées de l'Association des sous-officiers de
réserve de l'armée de l'air, un homme charmant auquel j'avais accordé confiance
et estime ; Claude Gérard,
ingénieur chimiste, président de l'Amicale des anciens combattants de
l'artillerie coloniale ; et Paul Jérôme,
conseiller technique de maisons de commerce, importateur au Cameroun, en
liaison avec Jacques Foccart, secrétaire
général de la Communauté, à l'Elysée.
Jérôme
a aussi appartenu au cabinet de M. Triboulet. Il est donc introduit dans
les milieux politiques. Tous trois se connaissent pour avoir appartenu au Comité
d'action national des anciens combattants (C.A.N.A.C.).
Gérard
est en relation avec le général de Beaufort, ce qui lui permet d'être
informé sur l'évolution de la politique algérienne.
L'inquiétude de ces trois hommes
grandit au fur et à mesure que De Gaulle prend position pour
l'indépendance et que les Français d'Algérie manifestent leur angoisse.
Un jour, chez Paul Jérôme,
a lieu une réunion où, en plus de Gérard
et de Legros, ont été conviés Alexandre Sanguinetti, le colonel
Louviot, Lavergne, Benoist1.
(1)-
Le colonel Louviot était président de l'Association nationale des officiers de
réserve de l'armée de l'air d'Alger (A.N.O.R..A.A. MM Lavergne et Benoist
étaient des officiers de réserve de l'armée de l'air résidant à Alger.
Tous sont conscients de la nécessité
de sortir de cette impasse algérienne, de rechercher une solution pour que
Français d'origine et Français musulmans retrouvent l'esprit de fraternisation
qui était celui du 13 mai. Quel but doit-on se fixer et comment peut-on
aboutir ?
Dans les
circonstances présentes, il faut rester sans illusion, De Gaulle
acceptera difficilement de s'écarter de la solution d'indépendance, qui est la
sienne. Le temps passant, l'intégration, préconisée par Jacques Soustelle,
ne pouvait plus être retenue. Alors, pourquoi ne pas envisager un maximum
d'autonomie dans le cadre de la République française, et même une indépendance
dans l'interdépendance ? On s'orienterait vers un fédéralisme très accentué.
Mais à qui confier la mission de faire aboutir le projet ? Plusieurs noms sont
avancés. Celui du maréchal Juin, qui refuse de se mêler des affaires
d'Algérie, est écarté avec regret. C'est finalement le mien qui recueille les
suffrages.
Au cours de cette réunion, Jérôme
va, seul, trouver Foccart qui, instruit
des intentions du Comité, donne son accord. En sortant du bureau de ce dernier,
Jérôme
a l'occasion d'entretenir de ses desseins Michel Debré
qui, à son tour, ne fait aucune objection, bien au contraire. On a presque
l'impression qu'ils étaient, en fait, les instigateurs du projet. Jérôme
revient à son domicile pour communiquer les deux réponses affirmatives à
Sanguinetti, Gérard
et Legros, qui vont rédiger un mémorandum
1.
(1). Je dois préciser, par souci d'objectivité, que M. Sanguinetti aurait été
réservé sur les chances de succès du projet élaboré.
Il est présenté
le samedi 12 novembre, à l'Elysée, par Paul Jérôme,
et obtient l'accord de Michel Debré,
Premier ministre, Jacques Foccart,
secrétaire général de la Communauté, Pierre Lefranc, chargé de mission à
la présidence de la République, et de Roger Frey, ministre délégué auprès
du Premier ministre. Le principe fut reconnu valable, la solution souhaitable
et, pour Debré,
l'urgence moins certaine. Ce dernier estimait qu'on devait attendre les
précisions que le général De Gaulle devait apporter à sa politique
algérienne. Le discours du 4 novembre ne l'avait probablement pas
suffisamment éclairé. Il est cependant décidé de m'entretenir de cette
proposition.
Le dimanche 13 novembre, une
deuxième réunion a lieu chez Roger Frey. Il est décidé que René
Legros et Claude Gérard
se rendraient à Alger le 15 novembre. Il faut aller vite et M. Frey
doit prendre l'affaire à bras-le-corps. M. Sanguinetti, chef de cabinet
du ministre, retient officiellement les passages par avion de Claude Gérard
et René Legros
qui doivent me présenter le mémorandum.
Le mardi 15 novembre,
Legros, accompagné de Gérard,
se présentait à la filiale algérienne des Cartonneries de La Rochette, la
Cellunaf, boulevard Saint-Saëns, pour me rencontrer. Comme j'étais
absent, il me téléphonait et je lui fixais un rendez-vous dans le courant de
l'après-midi, à 16 heures. Je me perdais en conjectures sur le but de sa visite.
J'allais bientôt être fixé.
Dans mon bureau, Claude Gérard
me commente le mémorandum, qu'il est intéressant de lire intégralement, mais
dont je fais ici une brève analyse
1.
(1).Mémorandum,
texte intégral dans le cahier de documents en hors-texte, pages 6 et 7 (doc. 5).
La préoccupation, autant de l'Elysée
que de Matignon, est de voir De Gaulle, suivi par la majorité du
peuple français, aller jusqu'au bout de sa politique algérienne. De
l'installation par Paris d'un exécutif algérien, résulterait la création, par
les Européens, d'un deuxième exécutif, en opposition au premier.
Un mouvement insurrectionnel serait
alors à craindre ; il risquerait, par voie de conséquences, d'amener
l'instauration d'une démocratie populaire à Paris. La solution se traduisait par
la création d'une République d'Algérie, à laquelle Européens et Musulmans
seraient intimement liés dans l'esprit du 13 mai.
L'armée, retrouvant son équilibre,
apporterait un concours sans réserve aux promoteurs de cette action. Pour mettre
sur pied ce projet, il fallait un homme capable de réaliser la cohésion entre
Européens et Musulmans et dont la personnalité donnerait à l'armée toute
garantie. Comme il devait être algérien d'origine française, chef militaire
ayant participé au 13 mai, libre de tout engagement politique antérieur,
et avoir certaines qualités, le choix s'était porté sur mon nom.
Mes deux interlocuteurs me précisent
que, dans un premier temps, un contact serait établi entre M. Frey et
moi-même pour l'étude de l'ensemble du problème, le but, les moyens et les
garanties du déroulement de l'opération. A ce premier entretien, pourraient
assister les personnes que je désignerais, par exemple Paul Jérôme,
Jacques Foccart, René Legros,
et le général de division aérienne Jean Nicot, conseiller militaire du
Premier ministre. Dans un deuxième temps, M. Frey en rendrait compte à M.
Debré
et au général De Gaulle, en essayant d'obtenir l'accord de ce dernier.
Dans un troisième temps, j'aurais à rencontrer M. Debré.
Ce mémorandum, Legros avait
pour consigne de ne pas le laisser entre mes mains. A son retour, il se fera
tancer par Sanguinetti pour ne pas l’avoir repris :
« Le général l'avait mis dans sa
poche, pouvais-je le lui redemander ? »
Ce texte, Legros l'avait
communiqué au général Zeller, qui me conseillait de refuser tout contact
si je ne voulais pas tomber dans un traquenard. Je demandais à réfléchir, car
cette démarche dénotait l'inquiétude qui devait régner à Matignon, sinon
à l’Élysée.
Que Debré,
Foccart
et Frey accréditassent de leur autorité une telle proposition me
paraissait étrange. Existait-il, dans les sphères gouvernementales, une
opposition à la politique du chef de l'État ?
Pouvait-on infléchir la marche des
événements ? Il n'était pas possible, à mon sens, de couper les ponts
brutalement.
Les avis, que je sollicitais d'amis
en qui je plaçais ma confiance, furent concordants. Tous me déconseillèrent de
donner la moindre suite à cette proposition, le patronage de
Jacques Foccart la rendant suspecte. Je
n'arrivais pas à percer les raisons qui avaient conduit des ministres à me
demander d'exécuter un coup de force pour mettre sur pied une République
d'Algérie, car s'opposer à
De Gaulle était bien un acte d'insubordination. Pourquoi, d'autre part,
ne pas me laisser en main le mémorandum ? Pouvais-je devenir un homme gênant ?
Enfin, la Délégation générale à Alger était-elle au courant ?
Me Nicolas, du
barreau d'Alger, craignant de me voir tomber dans un piège, me proposa
d'entretenir du projet son ami, le préfet Vaujour, directeur du cabinet
de M. Delouvrier. Il y voyait deux avantages : d'abord vérifier si la
Délégation générale était avertie du projet et ce qu'elle en pensait, ensuite
mettre au courant une autorité officielle, ce qui rendrait plus difficile la
disparition d'un témoin importun.
Jean Vaujour
me reçut le 17 novembre. Il ignorait, ce jour-là, lui qui était
originaire de Tulle, que je passerais six ans dans sa ville natale et qu'il
deviendrait un jour président-directeur général de La Rochette, dont
j'étais censé diriger la filiale à Alger.
Ce préfet a
hésité à m'accorder un entretien. Je n'en vois pas la raison. Ma présence à
Alger est connue et admise par le gouvernement. Un préfet peut tout de même,
sans que sa dignité en souffre, recevoir un général d'armée aérienne, même s'il
appartient au cadre de réserve. En réalité, M. Vaujour doit préférer
éviter tout contact avec un homme aussi marqué que je le suis. Si le général
Crépin
n'était pas absent, c'est vers lui que Vaujour m'aurait dirigé.
Finalement, sur l'insistance de M. Poincaré,
du cabinet de Delouvrier, qui conseille de ne pas m'éconduire, je
rencontrerai M. Vaujour à 20 h 30 dans sa villa. Dès l'abord,
je lui indique la gravité de
la situation qui résulterait du maintien de la politique actuelle de l'Elysée.
Du reste, le Premier ministre — et il n'est pas le seul — en est conscient. En
est-il de même à la Délégation générale ? Je lui fais part de la visite que je
viens de recevoir. « II s'agit, écrira M. Vaujour
1,(1.
Notes rédigées le 18 novembre par M. Vaujour et qui m'ont été transmises
par mes avocats.) d'un
banquier, M. Legros, et de M. Gérard.
Ils avaient reçu mission du Premier ministre de contacter le général Jouhaud,
car toute action doit se faire dans l'ordre et avec l'accord du gouvernement
(?). — Quelle action ? — Le renversement de la vapeur. D'ailleurs, ces personnes
ont des liaisons avec le cabinet du chef de l'Etat, qui lui aussi est très
inquiet (les
noms de MM. Lefranc et Foccart
sont alors cités dans la conversation).
Je suis de plus en plus ébahi (c'est
M. Vaujour qui parle)
et cela se voit. Je ne peux admettre que De Gaulle joue le double jeu.»
M. Vaujour
me déclare au cours de l'entretien que tout cela est aberrant. Il poursuit dans
ses notes : « J'essaie de
raisonner le général. La première semaine, ce sont les Marseillaises, la
seconde, il faut nourrir les populations, et la troisième, l'armée française est
à genoux devant la Métropole. »
C'est un
dialogue de sourds. M. Vaujour ne cache pas qu'il me prend pour un naïf,
d'une naïveté toute militaire. Je note, quant à moi, dans mon journal :
« Je viens
d'avoir une longue conversation avec le préfet Vaujour. D'après les
renseignements que j'ai obtenus sur lui, c'est un haut fonctionnaire qui, comme
directeur de la Sûreté, a tout fait pour que les indices de l'insurrection de
1954 soient pris au sérieux et que le gouvernement réagisse vigoureusement.
C'est un point positif à mettre à son actif. Je lui ai donc parlé sans fard.
Mais je mesure combien ces fonctionnaires sont éloignés des réalités
algériennes. Ils imaginent que De Gaulle pourra poursuivre sa politique
d'indépendance totale sans réaction brutale de la part de mes compatriotes. Que
cet abandon vulgaire de la présence française se fera sans que ne coule le sang.
On voit bien quels milieux ces fonctionnaires fréquentent à Alger. Je désirais
connaître leurs réactions quant aux inquiétudes de Matignon. M. Vaujour
m'a regardé avec étonnement, me prenant pour un rêveur. A sa place, au fond,
aurais-je réagi autrement, car tout ce que j'entends, depuis deux jours, est
inconcevable pour un fonctionnaire d'autorité. Moi, je ne puis en douter, mais
je comprends qu'un homme, pourtant intelligent comme Vaujour, soit plus
que sceptique. Il a tort cependant. Où allons-nous ? »
De cette entrevue, nous retirons tous
deux une impression pénible. M. Vaujour doute de ma perspicacité ; moi,
de son sens de l'humain. Le général De Gaulle, pour ces fonctionnaires,
ne peut jouer, je le répète, un double jeu. La naïveté ne serait-elle pas
l'apanage des militaires ? Si les technocrates n'ont pas encore compris que le
chef de l'État ne cesse de nous tromper, de les berner, quel destin nous est-il
réservé ?
M. Vaujour s'est demandé la
vraie raison de l'entretien que j'avais sollicité. Je désirais connaître la
réaction des responsables de l'administration de l'Algérie au regard des
propositions qui venaient de m'être soumises. Pour eux, De Gaulle ne peut
donner son aval à cette manœuvre. Fonctionnaires civils et militaires ne se
prêteront donc au plan élaboré par Matignon que sur l'accord formel de De
Gaulle. Ils mettront en doute les pressions exercées par Matignon, craignant
de participer à une action contraire aux vues du président de la République :
dans le cas présent, faciliter un coup d'État, même officieusement couvert par
le gouvernement.
Histoire rocambolesque colportée par
des aventuriers ? L'opinion se modifierait si l'on savait l'intérêt porté à
cette affaire par Matignon, au point qu'Alexandre Sanguinetti se rendit à
Orly pour attendre Claude Gérard
et connaître, sans plus tarder, ma réaction devant la proposition qui m'avait
été présentée. Quand on connaît l'influence politique de Sanguinetti, on
ne saurait mettre en doute que le mémorandum retenait toute l'attention de
Matignon et de l'Elysée.
Car De Gaulle était au courant. Il ne s'était pas opposé au projet
élaboré, s'étant toutefois contenté de dire :
« Allez-y; mais Jouhaud se
cassera la gueule dans cette affaire. »
Gérard
ira dès le lendemain, accompagné de Sanguinetti et de Jérôme,
rendre compte de sa mission à Roger Frey. Le ministre lui assurera que
toute liberté d'action me serait donnée et que, si les événements se
précipitaient, le silence de De Gaulle que l'on escomptait faciliterait
bien des choses.
De Gaulle
savait donc tout ce qui se tramait. Pouvait-il être choqué par l'initiative de
ses subordonnés ? Certainement pas, à mon sens. Depuis le 13 mai, De
Gaulle a bien évolué. Il est actuellement bien loin de confirmer ces paroles
qui nous avaient comblés d'espoir :
« Vive l'Algérie française ! » « Vive
Oran, chère grande ville française !»
A M.Tournoux qui
l'interviewait, il déclarera à mon sujet :
« Jouhaud, ce n'est pas un
Français... Je veux dire, ce n'est pas un Français comme vous et moi. C'est un
pied-noir. »
Se débarrasser
du problème algérien, d'une manière ou d'une autre, telles étaient les vues
politiques lointaines du chef de l'État. Opération qui ne doit poser aucun cas
de conscience, les Français d'Algérie n'étant que des pieds-noirs. Ont-ils le
droit de se réclamer de la nationalité française ? De Gaulle en doute,
même si ces parias ont versé leur sang sur tous les champs de bataille.
René Legros
reviendra seul à Alger le 28 novembre, puis accompagné de Jérôme
le 7 décembre.
Ce dernier entretien sera consigné par M.
Jérôme,
le texte recevant l'approbation de M. Frey. Il rapportait mon analyse du
problème :
« Pour réussir, l'action devrait
comporter un aspect spectaculaire, permettant de recréer l'esprit du 16 mai
1
(1).(16 mai 1958 : fraternisation franco-musulmane sur le Forum)
et entraînant
l'adhésion des Musulmans et des Européens.
« Dans ces conditions,
écrit Jérôme,
Jouhaud veut aussi la garantie que des instructions favorables seront
données à l'armée et au
S.A.S.
« Jouhaud veut aussi avoir la
certitude qu'aucune déclaration du général De Gaulle ne viendra condamner
l'action entreprise et que l'aide matérielle, financière et militaire de la
Métropole à l'Algérie sera entièrement maintenue
2. »
(2).Deux
exemplaires de ce compte rendu ont été établis, le second comportant le nom du
général Nicot qui devait prendre contact avec moi.
Le 14 décembre,
persuadé que l'heure de l'armée n'avait pas encore sonné et malgré les mises en
garde qui m'étaient faites, je décidai de me rendre à Paris pour tenter de tirer
cette affaire au clair et ne pas regretter, par la suite, de n'en avoir pas
cerné tous les contours. Je désirais me rendre compte par moi-même de
l'importance de cette opposition à la politique algérienne du chef de l'État.
Était-elle réelle et, si oui, comment en profiter ? Je savais que je jouais un
jeu dangereux qui risquait de m'aliéner beaucoup de sympathies, mais quelle
importance cela pouvait-il avoir au regard de l'avenir de mon pays ?
Je décollais
d'Alger le 14 décembre
pour Paris, mon voyage aller-retour étant à la charge du cabinet du Premier
ministre. A Orly, m'attendaient Paul Jérôme
ainsi que le commandant d'aviation Henri Leroy, mon ancien aide de camp
qui ne m'avait pas quitté depuis son retour de déportation en 1945, et qui était
devenu un ami fidèle. J'eus un premier entretien avec M. Frey dans son
bureau à 11 heures. Je déjeunais ensuite avec Jérôme
et Leroy chez René
Legros. Dans l'après-midi,
je m'entretenais avec M. Chatenet, ministre de l'Intérieur, et le
lendemain à 16 heures je revoyais Roger Frey. J'étais, en quelque sorte,
l'ambassadeur de mes compatriotes.
Je résume ces conversations. J'avais
connu M. Chatenet alors qu'il dirigeait le cabinet de M. Mons, en
Tunisie, et ensuite au ministère de l'Air, où il était le délégué du ministre
des Armées, tandis que j'occupais les fonctions de chef d'état-major de l'armée
de l'air. Nous avions sympathisé à cette époque. Aussi notre entretien fut-il
très franc et direct. J'exposais au ministre mon angoisse devant la dégradation
de la situation. Personne ne pouvait donc ouvrir les yeux du président de la
République ? Lui, M. Chatenet, chargé du maintien de l'ordre en tant que
ministre de l'Intérieur, se rendait-il compte que demain le sang risquait de
ruisseler sur les pavés d'Alger ? M. Chatenet était avant tout un
fonctionnaire, un grand commis de l'État, qui appliquait scrupuleusement les
directives qu'il recevait. Il me faisait regretter les anciens parlementaires,
occupant des fonctions ministérielles, auxquels les éléments politiques et
psychologiques d'un problème n'échappaient pas.
Le déjeuner avec
Jérôme
ne manqua pas d'intérêt. Manifestement intelligent, il analyse la conjoncture
avec calme. Il insiste sur les difficultés que rencontre la France sur le plan
international, la guerre d'Algérie attirant à notre pays l'hostilité quasi
générale. Il est impensable de traiter avec le F.L.N. si l'on veut éviter
l'exode des Français de souche, sinon revoir les tragiques incidents du Congo.
Dès lors, la
création d'une République d'Algérie, franco-musulmane, n'est-elle pas
souhaitable ? Il s'agirait d'une sécession morale, et non physique. Le problème
délicat était de savoir comment faire admettre cette sécession, provenant d'une
prise brutale du pouvoir, à l'opinion métropolitaine. Si cette République
pouvait se mettre sur pied, elle recevrait l'appui des États africains, dont les
dirigeants sont orientés vers le socialisme. Les socialistes français ne
pourraient se désolidariser de leurs amis d'Afrique noire et le M.R.P., comme à
l'ordinaire, serait facile à convaincre. Resterait l’armée ; elle recevrait en
temps voulu les instructions nécessaires. J'écoute et je demande :
« Et De Gaulle. Que fera-t-il
? » Roger Frey m'en
parlera.
Je vois longuement Roger Frey
dés le lendemain. Je tente d'amener le ministre à dévoiler sa pensée. J'avais
formulé des objections. Il les écoute. Cette République d'Algérie, pour que son
autorité ne soit pas contestée à l'étranger, doit être autonome et, de ce fait,
elle sera reconnue par tous les États africains francophones. J'insiste :
« La création de cette République ne
peut se faire dans le cadre de la légalité. Si je ne m'abuse, l'Algérie fait
partie intégrante de la France. L'en séparer, n'est-ce pas attenter à la
Constitution ? Je ne crains pas de passer le Rubicon, encore ne faudrait-il pas
que j'engage mon pays, l'Algérie, dans une aventure douteuse, même
catastrophique. Si j'acceptais cette proposition — et pour aboutir il faudra du
temps —, quel but faut-il se fixer pour se différencier de la République
algérienne de De Gaulle, dont il acceptera demain la mise en place par le
G.P.R.A. ? La République d'Algérie, telle que vous pourriez la concevoir, ne
saurait être qu'une province autonome, dans un cadre fédéral, sous la
souveraineté de la France. Cette République aura besoin, et pour de nombreuses
années, de la protection de la France, garantie sine qua non exigée des
Européens et des Musulmans répudiant le G.P.R.A. Et De Gaulle, comment
laissera-t-il se
développer un mouvement qui s'écartera du plan tracé par lui?»
Un coup de force ? Toute autre
solution serait-elle donc illusoire ? Quelle attitude adoptera l'armée ? Le
ministre me répond qu'une solution devra être trouvée pour neutraliser l'armée.
Des instructions lui seront données. Mais par qui ? Telle est ma question.
N'est-ce pas le président de la République qui est le chef des armées ? Que
pense, du reste, M. Messmer de tout cela ?
L'Algérie,
d'autre part, ne pourra vivre, pendant une période assez longue, qu'avec l'aide
des fonctionnaires français et des officiers S.A.S. Je ne parle pas des
responsables, délégué général, préfets que l'on vous renverra non sans
soulagement. Mais les autres, auront-ils pour consigne de m'aider ? Cette jeune
République aura besoin d'un concours financier, matériel, sinon moral de la
Métropole. Ne craignez-vous pas un blocus décidé par le chef de l'État ?
Pendant
longtemps encore, notre République ne pourra se passer de l'armée française pour
assurer l'étanchéité des frontières et l'ordre. Mettrez-vous le commandant en
chef français aux ordres de l'exécutif algérien ?
« On entretient
bien,
me répond Roger Frey, une force française
au Cameroun, à la disposition de cet État.
— Oui, je le sais, mais ne comparez pas une armée de cinq cent mille hommes, des
forces aériennes et navales importantes, avec le contingent du Cameroun. » Bien
entendu, et j'en étais d'accord, Européens et Musulmans devraient prendre la
relève de l’armée française, ce que nous avions fait en 1944-1945 pour effacer
la tache faite quatre ans auparavant à nos drapeaux.
De surcroît, je faisais remarquer
comme étonnant que l’on n'ait pas songé à sonder l'opinion des députés
d'Algérie, et peut-être confier des responsabilités à certains d'entre eux. «
Si vous voulez faire tout échouer, me fut-il répondu, allez parler à
De Gaulle des parlementaires d'Algérie qui, pour lui, ne représentent rien.
Il tient pour indéniable que leur élection a été préfabriquée et qu'ils sont les
élus de l'armée. »
Restaient, en plus du principe de
cette action, les modalités d'exécution à définir et l'attitude du général De
Gaulle. M. Frey convint que là résidait une grande difficulté.
« Quand je lui apprendrai les
événements survenus à Alger, me répondit Frey, je me ferai
engueuler comme jamais je ne me suis fait engueuler. On essaiera d'empêcher le
général De Gaulle de parler. »
J'ai compris. De Gaulle, qui
est au courant de tout, ne doit rien savoir officiellement. Si l'affaire
réussit, il ne parlera pas. Si elle donne l'impression d'échouer, De Gaulle
prendra la parole pour me désavouer et prendre des sanctions.
(1)M.
Edmond Michelet, ministre de la Justice, avait adressé, le 30 mai 1961,
une lettre au procureur général Besson qui devait requérir contre les
généraux Challe et Zeller.
« Si
la peine de mort,
écrivait-il, n'est pas demandée
cette fois, il est à escompter, pour tenir compte de la hiérarchie des
responsabilités, que les sanctions à envisager ultérieurement devront descendre
fort bas dans l'échelle des peines et gêner par conséquent l'ensemble de la
répression. »
Convoqué, par ailleurs, à deux reprises devant un groupe de ministres (Roger
Frey, Pierre Messmer, Edmond Michelet), il lui fut pratiquement intimé
l'ordre de
demander la peine
capitale.
N'écoutant que sa conscience, il refusera. Le procureur général Gavalda,
au procès du général Salan, parlera de « peine irréversible », évitant de
demander la « peine capitale ». Ces deux mots seront prononcés à mon procès par
M. Raphaël. Je ne saurais douter que le pouvoir
l'ait
invité à la sévérité suprême, de même qu'il l'aurait incité à ne pas laisser
ouvrir le dossier de la République d'Algérie.
Partie 2
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