LE ZÉNITH ILLUSOIRE DE L’ALGÉRIE
FRANCAISE
Par FRANÇOIS-XAVIER
DE VIVIE
HISTORIA SPECIAL 424 bis mars 1982
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En mars 1958,
deux mois avant le 13 mai, le général De Gaulle s'entretint de
l'Algérie avec un de ses anciens ministres socialistes, le professeur de
droit André Philip :
- On ne s'en tirera, lui
dit-il, que par l'indépendance de l'Algérie, par étapes, si possible en
association avec la France.
Comme il évoquait la possibilité que l'armée
prenne bientôt le pouvoir à Alger, ce qui le conduirait, lui De Gaulle,
à la tête de l'État, son interlocuteur s'inquiéta :
« Vous seriez l'otage de l'armée. Vous ne
pourriez conduire une telle politique..»
- Mais, Philip, rétorqua le
général, ne soyez pas naïf! Vous avez vécu à Alger comme moi. Vous
les connaissez. Ce sont tous des braillards. Il n'y a qu'à les laisser
brailler. Quant aux militaires, je me tiendrai tranquille, le temps que les
chefs se dévorent entre eux. De ce qu'il restera, je ferai ce que je voudrai
avec des promotions et des décorations. (1)
(1) Nous avons
particulièrement utilisé pour ce surv,ol : "Autopsie de la guerre
d'Algérie" de Philippe Tripier (Éditions France-Empire) que nous
ne saurions trop recommander, notamment à qui veut connaître l'évolution
du F.L.N.; « La tragédie du Général » de Raymond Tournoux (Pion)
où l'on trouve un nombre considérable de propos privés tenus par le
général de Gaulle et qui traduisent mieux sa pensée et ses objectifs que
ses discours publics; « Dossier secret de l'Algérie » de Claude
Paillât (Presses de la Cité); « Histoire de la France en Algérie » de
Pierre Laffont (Pion).
De Gaulle
a beaucoup parlé. Il a testé ses idées sur un large éventail
d'interlocuteurs. Mais il est clair que tels étaient ses sentiments profonds.
Presque tous ses propos privés antérieurs au 13 mai témoignent que le
général pensait :
« Tout cela finira par
l'indépendance ».
Au mieux par « une expérience
entièrement nouvelle d'association »
(à Louis Terrenoire, en 1957).
- L'Algérie sera indépendante;
le fait est dans l'Histoire. Le tout est de savoir comment,
affirma-t-il au prince Moulay Hassan.
Mais il avait en son charisme et en ses
sortilèges une confiance telle qu'il imaginait que sa présence changerait
toutes les données et lui permettrait de réaliser ce que la IVe
République, «
le régime des partis »,
était incapable de faire : conduire
l'Algérie vers une indépendance harmonieuse, fondée sur
une coopération
dont la France, ayant l'argent, tirerait les ficelles. La
France, l'armée, le F.L.N., tout cela s'inclinerait devant un pouvoir
fort. Cette certitude, il la manifesta superbement à Philippe Barrés
: - Le jour où il y aura De Gaulle, il n'y aura
plus de F.L.N.
Cette croyance du Général dans
l'inéluctabilité d'une indépendance que son prestige canaliserait vers une
coopération, son scepticisme définitif à l'égard de « l'intégration
», ce mot-clef qui dans l'esprit des pieds-noirs et de l'armée,
exprimait la seule politique opposable à la sécession revendiquée par les
rebelles, seuls quelques
hommes politiques les connaissaient.
Mais, même ceux des artisans du 13 mai qui en étaient conscients ou les
pressentaient - tels le général Salan ou Jacques Soustelle -
les oublièrent ou plutôt se rassurèrent :
- On le tiendra, on le
convaincra, on lui mettra une muselière,
se disaient les uns.
- Un De Gaulle ne peut brader
l'Algérie,
pensaient les autres.
Et pendant quelques mois, ils crurent avoir
gagné : De Gaulle, arrivé au pouvoir par la grâce d'Alger, lancera
des mots que l'on prendra pour argent comptant. La rébellion s'inquiétera et
s'amollira. Ses amis français craindront un instant que la révolution ait cessé
d'être « en marche » et que l'Histoire n'ait plus de sens.
L'élan de
fraternisation
Le 16 mai 1958, trente mille à quarante mille
musulmans déferlèrent sur le Forum d'Alger. Là, depuis trois jours, les
Européens célébraient la grande messe de l'Algérie française qui allait
porter le général De Gaulle au pouvoir et abattre la IVe République.
Bientôt, Européens et musulmans, ils furent plus de cent mille, au coude à
coude. Ils se regardèrent, étonnés. Ils se sourirent. Ils se donnèrent la
main. Et ils formèrent une immense chaîne d'amitié, chantant à l'unisson
la Marseillaise et scandant «
Algérie française ».
Le jour suivant, ils étaient près de cent
mille les manifestants musulmans, venus de tout l'Algérois. Pendant plusieurs
semaines, des scènes de fraternisation se déroulèrent dans toutes les
villes d'Algérie. Partout des musulmans se portèrent volontaires pour
adhérer aux Comités de Salut public aux côtés des militaires et des
Européens. Une partie de la presse française ironisa sur la
spontanéité de ces retrouvailles. L'armée ne nia nullement y avoir poussé.
Mais aucun témoin honnête n'osa attribuer aux seules pressions des
militaires, l'importance numérique de ce mouvement et, surtout, l'émotion
générale, l'immense soulagement qui, ces jours-là, imprégnèrent les
foules franco-musulmanes.
Le général Salan, commandant
supérieur civil et militaire, télégraphia au gouvernement le 18 mai : «
A Alger comme sur ensemble territoire, mouvement irrésistible porte musulmans
à affirmer publiquement volonté être Français ».
Le 27 mai, le colonel Alain de Boissieu,
gendre du général De Gaulle, adressa à son beau-père et à des
parlementaires un rapport soulignant « cet élan de fraternisation qui
permet de reconsidérer complètement la question de l'avenir de l’Algérie.
La solution de l'intégration qui semblait avoir perdu toute sa valeur revient
à la surface avec une poignante sincérité ».
Le F.L.N. était pétrifié. « Son
autorité, son crédit, écrit Philippe Tripier ( «
Autopsie de la guerre d'Algérie » (France-Empire).
), tout lui dictait de s'opposer à tout prix au phénomène des
manifestations franco-musulmanes qui mettaient si clairement en péril
l'avenir même de sa cause. S’il avait joui dans le peuple de sympathies
véritables, le F.L.N. eût noyauté les foules pour les faires
contre-manifester en sa faveur : il ne l'a pas pu. A défaut, il pouvait sans
peine recourir à la provocation -faire exploser une bombe ou une grenade
anonyme grâce à l'un de ses tueurs dissimulés dans la masse-, afin de
métamorphoser brutalement la fraternité encore neuve en panique et en haine.
Cela ne s'est produit dans aucun rassemblement, ni à Alger ni ailleurs. Le
F.L.N. n'a pas osé. C'est que, devant la puissance du courant populaire,
l'organisation rebelle unanime a craint de se faire dénoncer et repousser.
»
De
Gaulle : « La France
est ici
pour toujours »
Le 1er juin, le général De Gaulle
devint le dernier président du Conseil de la IVe République. Le 4 juin, il
arriva à Alger. Au Forum, une immense foule l'attendait depuis quatre heures,
chauffée par le soleil et les discours de Salan, de Massu, de Soustelle.
Loin d'être entièrement acquise, elle criait plus volontiers «
Soustelle avec nous ! » que « Vive De Gaulle ! ». Enfin,
il apparut sur le balcon du Gouvernement général. Une grande clameur monta
vers lui. Il vit et entendit trop de « Vive Soustelle ! » et
manifesta discrètement son agacement à ce dernier. Puis, profitant d'une
accalmie,, les bras levés en forme de « V », De Gaulle
attaqua : « Je vous ai compris ! »...
Ces quatre mots firent basculer la foule. Elle
lança une formidable ovation. Et puis :
- Je déclare qu'à partir
d'aujourd'hui, la France considère que dans toute l'Algérie il n'y a qu'une
seule catégorie d'habitants : il n'y a que des.Français à part entière
avec les mêmes droits et les mêmes devoirs.
Certes les observateurs affûtés remarquèrent
qu'il n'avait pas prononcé les mots fétiches pour lesquels on s'était
insurgé : « Algérie française », « intégration ».
Léon Delbecque, qui avait tant fait pour canaliser l'insurrection du
13 mai au profit de De Gaulle, s'en inquiéta immédiatement. Mais les
jours suivants, le Général alla davantage dans le sens de ce que la foule
espérait. Ainsi à Oran, sur un ton particulièrement résolu :
- Oui, la France est ici avec
sa vocation... Elle est ici pour toujours.
Au référendum national sur la nouvelle
constitution annoncé pour la fin de septembre, il donna, pour ce qui
concernait l'Algérie, une signification précise, très « engagée » :
- Il s'agit notamment que (...)
l'Algérie toute entière avec ses dix millions d'habitants participe comme
les autres, au même titre, avec la volonté de démontrer par là qu'elle est
organiquement une terre française aujourd'hui et pour toujours.
Le 6 juin, à Mostaganem, face à une foule
composée en grande partie de musulmans :
- Il est parti de cette
magnifique terre d'Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et de
fraternité (...) C'est grâce à cela que la France a renoncé à un système
qui ne convenait ni à sa vocation, ni à son devoir, ni à sa grandeur. C'est
à cause de cela, c'est d'abord à cause de vous qu'elle m'a mandaté...
Le général De Gaulle termina par le
cri tant attendu : -
...Vive l'Algérie française! Vive la République ! Vive la France !
Et à Bône:
Je
considère l'Armée française avec
sa loyauté, son honnêteté et sa discipline comme la garante que la
parole de la France sera tenue.
De Gaulle
n'avait toujours pas prononcé le mot «
intégration »
mais dans l'euphorie de l'été 1958, on considéra qu'il l'avait dit en
d'autres termes. Certes, dans les milieux informés, on se communiquait les
propos inquiétants tenus par le Général avant et depuis le 13 mai. Par
exemple, au général Zeller :
Voyons,
Zeller, l'intégration, ça ne veut rien dire...
Quand il rentra à Paris, des gaullistes
de gauche lui manifestèrent leur inquiétude de l'avoir entendu lancer :
« Algérie française ! ».
- Oui, ça m'a échappé...
avoua-t-il.
C'était lourd de signification. Mais qui
connaissait ses confidences? Peu de gens. Et qu'était-ce en comparaison de
ces déclarations publiques de juin qui avaient, crut-on, valeur d'engagement?
Le
référendum de 1958 : « Oui » à l'Algérie française
En cet été 1958, presque toute l'Algérie
était à l'unisson du Général. Plus exactement, elle croyait l'avoir mis à
son unisson. Les directives du général Salan à l'armée et aux
Comités de Salut public demandaient sans ambages :
« Aidez-moi dans la mission
que m'a confiée le général
De Gaulle. Nous allons réaliser
l'Algérie française. » Toute
l'orientation de la campagne en vue du référendum du 28 septembre fut à
sens unique : « Voter oui, c'est dire oui
à l'Algérie française ». Aucune note ne vint de l'Elysée
pour prier les chefs de l'armée et les fonctionnaires de changer leur disque,
de souligner qu'il s'agissait d'abord de voter pour la constitution de la Ve
République et pour De Gaulle.
Le F.L.N. l'entendit bien ainsi. Oui au
référendum, ce serait non à l'indépendance avec le F.L.N. Décontenancé
par le 13 mai, sentant ses troupes flotter, perdant du poids dans l'opinion,
il tenta de réagir. Il commit une vague d'attentats (733
civils tués en trois mois), notamment en métropole. Il lança
des ordres de grève qui ne furent pas suivis. Un G.P.R.A. (Gouvernement
provisoire de la République algérienne), présidé par Ferhat Abbas,
se constitua le 18 septembre. Enfin, il livra bataille contre le référendum.
Par des lettres aux notables, par la voix des
radios du Caire et de Tunis, par de nombreux tracts diffusés à l'échelon
des willayas (Willaya : région. Le F.L.N. avait
découpé l'Algérie en six wil-layas.), le F.L.N. fit savoir
qu'il était interdit aux Algériens de participer aux Comités de Salut
public, de s'inscrire sur les listes électorales, et, naturellement, de
participer au vote. Toute
infraction à ses ordres serait impitoyablement châtiée.
La willaya 3, celle du cruel Amirouche,
ordonna la grève générale, interdit toute circulation
pendant les trois jours du référendum.
Cependant, certaines willayas prescrivirent
que, si des habitants étaient localement contraints de se rendre aux urnes,
ils devraient voter « non » et emporter le bulletin « oui » qu'ils
seraient obligés de présenter pour avoir la vie sauve.
Cette campagne fut un échec. 92 % des
Algériens furent inscrits. Il y eut
3 357 763
oui et 11 8631 non, 89 6000 abstentions. Soit 95,5 % de oui
par rapport aux suffrages exprimés, 76 % par rapport aux inscrits.
Le G.P.R.A. et, comme on disait alors, une « certaine presse »
métropolitaine s'empressèrent évidemment de contester ce vote. Or, une «
Commission centrale du contrôle du Référendum en Algérie »,
présidée par Henri Hoppenot, ambassadeur de France, composée de
douze membres présidant chacun une commission départementale, garantit la
régularité des opérations de vote. Certes, les officiers, chefs de S.A.S.
en tête, avaient employé les grands moyens. La propagande avait été
intense. Mais s'il était possible à l'armée de faire inscrire et de faire
voter, croit-on qu'elle ait pu imposer à 95,5 % des votants de mettre dans
l'urne un bulletin « oui »? « Comment expliquer, écrit Pierre
Laffont, le résultat des villes. Alger : 580 000 « oui »,
26 000 « non »; Oran : 140 000 « oui », 4
500 « non ». Un officier S.A.S. n'était
tout de même pas caché derrière chaque urne ». Il n'y avait pas dans
chaque isoloir un soldat pour mettre le bulletin ad hoc dans l'enveloppe.
Trois jours après le référendum, De
Gaulle se rendit à Constantine. Il célébra le vote des musulmans «
en dépit des menaces que des fanatiques font peser sur eux, sur leurs
familles, sur leurs biens ».
- … Et ce fait est capital,
non seulement pour cette raison qu'il engage l'une envers l'autre et pour
toujours l'Algérie à la France...
Ce jour-là,
il prononça l'important discours connu sous le nom de « Plan de
Constantine » : programme généreux de promotion économique et sociale
des musulmans, de développement et d'industrialisation de l'Algérie,
lancement d'un complexe sidérurgique à Bône. Les industriels
métropolitains étaient invités à investir en Algérie, à faire confiance
à la France. Malheur à
ceux qui cédèrent au charme.
«
voulez-vous être bougnoulisés?
»
Là, en ce début d'octobre, l'espoir dans « l'Algérie
française » avait atteint son zénith chez les militaires, et, à un
degré légèrement moindre, chez les Européens. A ceux qui doutaient du
Général, on opposait le plan de Constantine :
- On n'investirait pas tant de milliards en
Algérie si on devait l'abandonner.
Mais cette conjonction de la fraternisation de
mai, de la défaite que constituaient pour le F.L.N. le déroulement et
le résultat du référendum, du flottement de l'Armée de libération
nationale qui se manifestait par une augmentation du nombre de ralliés, par
la baisse de ses effectifs, par la méfiance réciproque qui s'était
installée au sein de certaines willayas, De Gaulle ne sut pas ou ne
voulut pas l'exploiter.
Et c'est ainsi qu'allait commencer la fin de
l'Algérie française.
Les leaders de l'Algérie française auront le
sentiment que De Gaulle avait, par préjugés, gâché une immense
chance.
La déception, puis l'amertume, enfin la
colère seront bientôt à la mesure de l'espérance qui était née en 1958.
Chaque semaine apportera les petites mesures ou les petites phrases qui
nourriront le doute. Et, enregistrant les signaux, le G.P.R.A. comprit
vite qu'il pouvait gagner politiquement ce que la faiblesse de ses troupes lui
interdisait d'arracher militairement.
Salan,
qui avait appelé De Gaulle du bout des lèvres, n'avait sans doute
plus d'illusions. A Constantine, alors qu'il montrait à De Gaulle les
enfants musulmans brandissant de petits drapeaux tricolores, il l'avait
entendu murmurer :
- Et dire que dans dix ans, ils seront contre
nous.
Pour le Général, les musulmans n'étaient pas
des Français. Et la démographie aidant, la France finirait par être mangée
par une Algérie « intégrée ».
- Voulez-vous être «
bougnoulisé », lança De
Gaulle à Raymond Dronne. Vous
marieriez votre fille à un bougnoule?
Au député Henri Ulver :
- Tout cela est fini, désuet, démodé. La
France est entravée par cette guerre. Il s'agit d'en sortir à tout
prix.
On ne peut éternellement,
pensait-il, maintenir 400 000
hommes pour fixer 25 000 rebelles.
Il était irrité qu'on lui parlât de guerre
subversive, révolutionnaire, de la nécessité d'un combat total, militaire,
politique, social, dans lequel les mots comptaient autant que les armes.
- L'armée est faite pour se battre et pour
obéir, maugréait-il, non
pour donner le biberon et faire de la politique.
Dans les couloirs du Ve Bureau (action
psychologique), on grognait : « De Gaulle retarde de cinquante ans. »
Et lui, il disait en privé : «
L'armée ne voit pas plus loin que le bout de son djebel. »
L'ordre qu'il donna aux militaires de quitter
les C.S.P. allait dans ce sens : dépolitiser l'armée, l'éloigner de ces
pieds-noirs dont il estimait la contagion dangereuse. Les militaires furent
plutôt heureux de n'avoir plus à palabrer aux côtés des « pékins
». Mais les civils accusèrent le coup, du moins les plus sensibles, les Martel,
les Lefèvre, les Lagaillarde qui savaient qu'ils ne se
sauveraient pas sans le soutien politique de l'armée. Les
auteurs les plus engagés du 13 mai sentirent qu'on replongeait dans la pente.
Mais, dans l'ensemble, l'armée et la population européennes ne trouvaient
pas justifiées ces inquiétudes. .
«
aujourd'hui Salan, demain Massu; et après? »
Le 11 octobre, Ferhat Abbas, au nom du
G.P.R.A. proposa d'étudier « les conditions politiques et militaires
d'un cessez-le-feu ». Le 2 3 Octobre, à l'hôtel Matignon,
devant 600 journalistes, De Gaulle répondît en offrant aux
combattants « la paix des braves », soit une reddition assortie du
pardon. « Quant à l'organisation extérieure de la rébellion », ses
délégués pourraient venir en métropole « régler avec l'autorité la
fin des hostilités ». Leur sécurité et leur liberté seraient
garanties. Certes, il y avait là un clin d’œil au G.P.R.A. mais on
écartait la discussion politique. C'était apparemment une offre de
cessez-le-feu après « remise des couteaux au
vestiaire » et aux conditions de Paris. D'ailleurs, le Général
l'accompagna d'une
déclaration on ne peut plus réconfortante qui s'ajouta à celles que
rappelleront bientôt les pieds-noirs des barricades, les généraux
putschistes, l'O.A.S.
- A quelles hécatombes
condamnerions-nous ce pays si nous étions assez
stupides et assez lâches pour l'abandonner?
Était-ce le langage d'un homme prêt à passer
par les exigences de l'adversaire?
L'armée s'engagea plus que jamais, corps et
âmes, dans la pacification. Elle continua de jurer que la France resterait.
Et elle fut encouragée à tenir ce langage.
Cependant, petit à petit, les figures
militaires du 13 mai furent mutées. En décembre, le général Salan
fut nommé à Paris, couvert de fleurs mais sur une voie de garage. De
Gaulle éliminait progressivement ceux qui l'avaient fait roi et qui
incarnaient une idée étrangère à sa pensée. Salan n'ayant pas
réellement remué le cœur des pieds-noirs, on ne s'émût pas trop. Pourtant,
un tract significatif et perspicace circula dans Alger :
Avant-hier,
Jouhaud; hier, Vanuxem;
aujourd'hui Salan; demain, Massu.
Et après?
Avec le départ de Salan, cessait le
cumul sur une tête des fonctions militaires et civiles. Pour le remplacer,
deux hommes furent nommés le 12 décembre : un haut fonctionnaire et un
général libres de tout lien affectif et politique avec l'Algérie, avec
l'armée des colonels et capitaines. Paul Delouvrier, délégué
général, avait 43 ans. Inspecteur des Finances, directeur des Finances de
la Haute Autorité du Charbon et de l'Acier, cet économiste ne connaissait
rien à l'Algérie. Il l'avait dit au Général. Mais c'est justement ce que
celui-ci désirait.
- Vous grandirez,
lui avait-il dit.
Le général d'armée Maurice Challe,
commandant en chef, avait 53 ans. C'était un aviateur, plutôt de gauche. Sa
nomination surprit et irrita l'armée de Terre. Tout ne reposait-il pas sur
elle?
Ainsi faisait-on table rase du 13 mai, « cette
entreprise d'usurpation
», écrira froidement le Général.
Le sort de l'ancien gouverneur général Jacques
Soustelle, vieux gaulliste mais héros du 13 mai et héraut de l'Algérie
française, enfant chéri des pieds-noirs, était également significatif.
Quelle serait sa place dans le nouveau gouvernement qu'allait constituer De
Gaulle devenu, le 8 janvier 1959, président de la République? Ce serait
un test. Il fut bombardé « ministre d'État, délégué auprès du
Premier ministre ». Un portefeuille aussi honorifique que vague, sans
poids. Nul ne s'y trompa. Mais - et c'était la constante habileté du
Général - il avait toujours une pilule pour endormir l'angoisse. Cette
pilule machiavélique, ce fut Michel Debré. Sénateur sous la IVe
République, il avait été le plus
impitoyable pourfendeur du régime défunt et
des adversaires de l'Algérie française, menaçant de la Haute Cour ceux qui
d'aventure l'abandonneraient.
Alors, Debré Premier ministre, cela
parut une garantie. Or, pour lui, un véritable calvaire commençait. Il
allait être obligé, par obéissance et fidélité au Général - peut-être
ensuite par conviction - de couvrir le contraire de ce qu'il avait prôné.
Le 8 février 1959, à Alger, il rassura ceux
qui doutaient :
- Je viens au nom du Gouvernement en
donner l'assurance, assurance qui se résume par ces mots : en
Algérie, la France demeurera.
Et le lendemain :
- Qui
peut douter, sinon de mauvais esprits ayant des arrière-pensées, de la
résolution du général
De
Gaulle?
Il ne prononça plus les mots « Algérie
française », « intégration », mais il multiplia les discours
apaisants sur «
l'union de la France et de l'Algérie profondément indissolubles »
Ainsi, ceux des colonels et des pieds-noirs qui
percevaient la réalité sous les mots apparurent quelque temps encore comme
des esprits abusivement pessimistes. L'Algérie était belle. L'argent du Plan
de Constantine se déversait. Jamais le pays n'avait été si prospère.
Dans le domaine opérationnel, le plan Challe lançait en février son
rouleau compresseur.
Les barrages électrifiés aux frontières avaient été renforcés. Leur
étanchéité était presque parfaite. Le potentiel de guerre de la rébellion
ne cessait de se réduire (de 20% entre septembre 1958 et septembre 1959,
de 52 % entre septembre 1958 et le départ de Challe en avril 1960).
Sanction de cet état de chose, les ralliements augmentaient, des villages
acceptaient de collaborer à leur propre défense, le nombre des musulmans
algériens dans les forces de l'ordre était passé de 100 000 en 1958
à 160 000 en septembre 1959 contre 22000 rebelles, auxiliaires
compris.
Le chômage diminuait, la confiance des musulmans revenait avec la vie.
Sur tous les plans, jamais l'armée ne s'était autant engagée dans un sens
« intégrationniste ».
Jamais comme en cet été 1959 elle ne sentit
qu'elle était en train de gagner militairement et psychologiquement.
Il fallait rappeler tout cela pour que notre
jeune public, ignorant ce passé mal cicatrisé, comprenne les orages futurs :
d'abord la révolte des pieds-noirs, puis la colère des légions.
Francois-Xavier de Vivis
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