La Cendre Et La Braise
de
Gérard LEHMANN
Editions SDE
147-149, rue Saint Honoré 75001 Paris
Partie 4
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Chapitre VI
D'UNE GUERRE L'AUTRE
p.221
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Entre 1954 et 1962, deux millions de jeunes Français ont porté
l'uniforme en Algérie, et cette guerre de plus de sept ans a provoqué, entre
1954 et 1958 des crises gouvernementales, manifesté l'impuissance et signé la
déchéance d'un microcosme politique. La IVe République, sœur de la
IIIe, s'est effondrée sur elle-même, morte de honte a-t-on dit: il a
suffit d'une chiquenaude
populaire le 13 mai 1958 à Alger - ce que d'autres appelleront
avec raison plus tard la nouvelle journée
des Dupes,
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un mouvement insurrectionnel développé en Algérie, réalisé sans
coup férir en Corse, menaçant la Capitale d'un lâcher de parachutistes, et
poursuivi dans l'ombre à Paris dans les jours qui suivirent, pour voir jaillir
hors de la boîte à malices de l'Histoire, divine surprise, muni des
pleins pouvoirs, l'homme providentiel. Excepté une frange de gauche,
syndicaliste et communiste, qui défila de la Nation à la République aux cris de
De Gaulle au poteau et le fascisme ne passera pas, dans
l'immédiat après-13
mai-58,
au départ, un consensus
très large définissait une volonté politique forte de maintenir l'Algérie dans
la France: elle était implicite dans le référendum de 1958 ; l'homme
providentiel saura renverser la vapeur. Porté au pouvoir pour une mission bien
définie, il se retournera, au nom d'un pragmatisme certain, contre ceux-là même
qui lui avaient confié un mandat: nous voilà donc, comme en 1940, plongés dans
une guerre qui a des répercussions internationales, mais aussi un caractère de
guerre franco-française, laquelle n'épargnera pas même le principal intéressé.
Les partisans de l'Algérie Française engagés dans l'O.A.S. devront à un autre
mai, celui de 68, une amnistie et la libération des derniers détenus politiques:
le geste permettait de s'assurer la protection des blindés de Massu stationnés
en Allemagne contre le péril rouge.
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p.224
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Ce que les auteurs ne nomment pas, mais qui est au centre, la responsabilité de
la France et du peuple français dans la période de l'Etat Français, restera
également refoulé malgré l'intervention du Président Chirac en 1995.
C'est
également au nom de cette idée de l'unité, de
continuité que les séquelles de la guerre d'Algérie seront
absentes de la mémoire officielle
: les problèmes liés à l'arrivée des pieds-noirs et des harkis, à leur prise
en charge, et encore les massacres dont ils ont été victimes quand ils
avaient commis l'erreur de rester en Algérie, —
ces crimes
dont un chef d'Etat vindicatif fut le complice, l'imposture programmée des
Accords d'Evian,
celui de l'amnistie des membres de l’O.A.S. emprisonnés ou exilés.
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Qui te fît roi, de Gaulle :
Enfin
n'oublions pas que nous retrouverons dans le parti de l'Algérie française nombre
de ceux qui se sont illustrés dans cette guerre. Certains d'entre eux seront les
chefs et les cadres de l’O.A.S., en Algérie et en métropole; ce n'est pas pour
rien que Georges Bidault, président du Conseil National de la Résistance
après Jean Moulin, utilisera le même sigle dans la défense de l'Algérie
française contre De Gaulle: le C.N.R., ni que
les commandants et les capitaines d'Italie, eux, seront les généraux
et les colonels d’Alger ( p.152).
p.234 :
Les Archives
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Mais l’histoire de la mémoire se heurte à des obstacles ; le
premier est la difficulté ou l'impossibilité d'accéder aux archives: cette
difficulté elle-même n'est pas tout à fait étrangère au mécanisme du blocage,
même si cette raison n'est pas la seule; la seconde est due à l'interdiction
légale de citer le nom de personnes couvertes par l'amnistie (qu'ils s'agisse
des années cinquante ou soixante...) ; et l'amnistie elle-même n'est pas loin
d'une amnésie : elle répond en tout cas au désir de reformer une unité, de
tourner la page, désir que l'on peut bien comprendre comme geste politique mais
qui ne facilite pas le travail de l'historien invité à une certaine discrétion.
Enfin, il y a la présence d'une sorte de politiquement correct en matière
d'histoire: là encore le politique l'emporte et démontre
son inaptitude à passer dans le domaine de l'Histoire.
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p.288
(La désinformation)
Depuis quarante ans, bien des pans de cette guerre sont restés dans l'ombre,
nonobstant de nombreux ouvrages. Cette désinformation revêt deux
caractères, l'oubli et le travestissement, et affecte aussi bien le domaine des
médias que celui des historiens. Nous voilà placés devant un refus parfois
involontaire, parfois délibéré de passer de l'idéologie et de la politique à
l'Histoire. On gomme, on met en relief; inflation de la mémoire officielle
friande de clichés, de slogans, d'images d'Épinal, de simplifications
rassurantes, d'oublis pudiques, de célébrations outrancières ; mémoire
officielle, diffuse, dominante qui affirme une vérité, une pensée unique, une
morale politique unique où la légende gaulliste rejoint le discours d'une
certaine gauche. Mais le tout est rassurant, clair, net, bien découpé. Voici le
moule où fondre l'Histoire.
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p.293-294-295-297-298
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L'Armée française, cantonnée en Algérie, n'a fait qu'exécuter les
ordres stricts du gouvernement français en n'intervenant pas.
Criminelle
soumission.
Elle a
été
témoin.
Les gradés qui ont osé intervenir ont été éconduits par l'A.L.N. ou sanctionnés
par leurs supérieurs. Où sont leurs témoignages? Où sont les protestations
indignées des intellectuels français? Où sont les responsabilités politiques?
Qui en dernier ressort, est coupable de cette lâcheté ? Il y a eu tous ceux qui
savaient fort bien ce que les Accords d'Evian signifiaient, et
que la même
stratégie payante employée par les fellaghas pendant la guerre
serait encore amplifiée après la guerre. Il y a eu tous ces supplices, ces viols
; et les Tricot, Foccart, Foyer, Sanguinetti, Joxe et autres
Fouché
qui dormaient bien, avec la conscience du devoir accompli :
il faudra bien un jour les voir convoqués
au tribunal de
l'Histoire. Il faudra bien demander un jour des comptes
à l'ombre de celui qui fut l'un des plus ardents défenseurs de
l'Algérie française avant d'en être le pitoyable renégat vedette, et qui
écrivait, entre autres, le 20 décembre 1957, dans son
Courrier de la colère:
Que les
Algériens sachent surtout que l'abandon de la souveraineté française en Algérie
est un acte illégitime, c'est-à-dire qu’il met ceux qui le commettent et qui
l’accomplissent, hors la loi, et ceux qui s'y opposent, quel que soit le moyen
employé, en état de légitime défense
(20
décembre 1957).
Aujourd'hui, le président Chirac dénonce les massacres frappant les
militaires comme les civils qui laisseront pour
toujours l'empreinte de la barbarie.
C'est
bien, mais était-ce bien opportun de désigner l'ancien porteur de valises
Hervé
Bourges,
président de « l'Année de l'Algérie en France » ?
Etait-ce
bien augurer d'une mémoire apaisée que de serrer la main de Yacef Saadi
et de Zorah Driss à Alger?
Est-il
bien avisé de demander aux préfets de continuer à honorer le 19 mars comme date
commémorative de la guerre d'Algérie ?
Nous
aimerions que les paroles d'un politique soient pour une fois suivis d'actes, et
que toute ambiguïté soit balayée. Et que pour naisse enfin la mémoire immense
des musulmans fidèles à l'Algérie française. Ces musulmans représentent le plus
grand déni de la mémoire dans toute cette guerre d'Algérie, en amont et en aval
de cette guerre.
Jean
Daniel,
le Daniel Bensaïd
ami de Camus et de Rosfelder, demande pardon aux harkis. Mieux
vaut tard que jamais.
Pour la
mémoire, le temps des témoins, des acteurs, le cède lentement, trop lentement, à
celui des héritiers : car une mémoire vaut ce que vaut sa transmission et, sur
un plan plus serein, celui de sa prise en compte critique par l'historien. Au
devoir de mémoire, au devoir de mémoire pour certains qui en furent, et
auxquels leurs enfants posent des questions, s'ajoute un devoir d'histoire. Pour
la mémoire de ceux de l'Algérie française, que l'oubli et le mensonge ne soient
plus la rançon inévitable de la défaite! Loyauté et passion pour la mémoire.
Irrespect iconoclaste du mythe pour l'historien. Ce n'est qu'après, et en toute
humilité, que l'on pourra mettre en chantier une ébauche d'histoire. Mais encore
faudra beaucoup d'honnêteté intellectuelle, de patience et de persévérance.
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On aurait pourtant
pu
croire que l'amalgame
Algérie
française = tortures de l'Armée française et sadisme
de l’O.A.S.
avait
fait long feu. Cette partie de la gauche intellectuelle qui
fut
celle
des
porteurs de
valises
oublie les crimes qu'elle
a
favorisés et cautionnés,
et
qu'elle
légitime encore aujourd'hui, à l'occasion. Elle oublie également
l'infinie
déroute
de ses idéaux que lui offre une Algérie riche à milliards
du
pactole
saharien
sombrant dans le
sang,
la misère,
la
corruption,
hier
dans
le
totalitarisme
aux
couleurs
du
paradis soviétique, demain dans le
fondamentalisme islamiste.
N'est-il
pas vrai,
comme
l'écrivait Camus
de
manière prémonitoire,
que le
résultat serait
cette
Algérie reliée à un
empire
d'Islam qui ne
réaliserait, à l'intention
des
peuples arabes qu'une addition
de
misères
et de
souffrances, qui arracherait le peuple français
d'Algérie à sa patrie
naturelle ? (Chroniques algériennes 1939-1958,
Paris
Gallimard 1958).
A-t-on
vu cette même intelligentsia dénoncer
l'impérialisme colonialiste de la
Chine
populaire au Tibet ou encore défendre le droit du peuple
kurde
à
l'autodétermination
ou
encore
l'antisémitisme islamiste du fascisme
vert
?
Evoquerait-elle
encore
ici du sens de l'histoire ? Son silence est
étourdissant.
Pascal
Gauchon,
historien, et comme tant d'autres témoin de son temps, écrit
en
1984,
à mi-chemin donc de cette quarantaine d'années qui
nous
sépare du
drame
algérien :
Les
vaincus d'une guerre civile méritent plus d'intérêt et, disons le mot, plus de
compassion que les autres, d'abord parce qu'ils ont été vaincus et parce que,
dans la défaite du combat pour l'Algérie française, ils ont tout perdu: leur
terre, leurs biens, leur mission et leur vocation —formules lourdes de sens pour
les pionniers et les militaires — et chez quelques uns jusqu'au patriotisme qui
était leur raison de vivre; combien n ont-ils pas avoué: «Je ne me sens plus
français. » Car le vaincu d'une guerre civile n est pas un vaincu comme un
autre, il est vaincu au nom du droit, il doit savoir que s’il est
vaincu, c'est qu’il est coupable — colonialiste, raciste,
fasciste! Couverts d'un opprobre quasi général, la plupart en sont sortis
brisés, comme ce haut responsable de l'O.A.S. qui refuse sèchement de
s'expliquer et qui commente: «Je suis mort depuis vingt ans et les morts ne
parlent pas.
»
Pascal Gauchon
et Patrick Buisson: O.A.S. — Histoire de la
résistance française en Algérie, Bièvres, éd. Jeune
pied-noir, 1984, p. 6).
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En cette aube du troisième millénaire, les vieilles plaies sont
loin d'être cicatrisées. Un premier pas sera franchi quand acteurs, témoins,
journalistes et historiens auront enfin ébranlé cette Mémoire officielle qui
inspire l'histoire et dont l'histoire à son tour se nourrit. Et sans doute
faudrait-il basculer les squelettes hors des placards, exhumer des
dossiers gênants, assurément traîner devant les tribunaux ces
hommes que des voix bien documentées accusent aujourd'hui de crimes contre
l'humanité.
Le
Bachaga Boualam, l'honneur de la France.
Il y a
du malheur,
a écrit
Albert Camus qui fut le condisciple et l'ami de mon père,
il y a du malheur
à ne
point aimer.
Nous
avons aimé, et si nous n'avons pas gagné, nous nous sommes battus avec
les armes dont nous disposions.
Nous
aurons été fidèles aux nôtres.
Notre
contribution fut modeste, trop modeste, mais nous n'avons pas failli au onzième
commandement.
Au
moment de ma libération, il restait encore en prison beaucoup de mes camarades
de combat et, au-dehors, en France et à l'étranger des centaines de milliers de
Français exilés, ruinés, meurtris.
Beaucoup
de souffrances, de larmes et de sang.
Il en
reste le souvenir des morts. Il me reste, caché au plus profond de moi, cette
blessure jamais cicatrisée, rouverte après quarante ans.
L'ami
Jean m'écrit le 20 janvier 1965 que je lui parais beaucoup moins atteint, «
un garçon qui, en définitive, n'aurait pas été tant marqué par la prison, qui
serait plus ou moins passé entre les gouttes ».
Quarante
ans au printemps prochain. C'était hier.
Lundeborg, janvier 2004
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