POUR
L'AFRIQUE SOUS INFLUENCE française,
le succès de l'expérience ougandaise est comme une claque.
Par
Michel
Sitbon
- Administrateur
du
Réseau Voltaire.
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PARTIE 2
La
vision gaullienne du monde
Si Georges Pompidou d'abord, Valéry Giscard d'Estaing
ensuite, puis François Mitterrand ont poursuivi sans accroc notable cette
politique inaugurée par
De Gaulle,
ce n'est pas seulement pour les intérêts personnels qu'ils ont pu y trouver.
C'est qu'ils n'avaient pas le choix : l'État postcolonial fondé par
De Gaulle
est structuré essentiellement autour de cette nouvelle conception de l'empire
français.
Car
Foccart
a réussi non moins que ça : la France est sortie des décolonisations en
conservant quelque chose de sa grandeur d'antan. Cela compte encore aujourd'hui
: lorsqu'il y a un vote à l'ONU, par exemple, la France ne dispose pas seulement
de sa voix et de son droit de veto au Conseil de sécurité, mais aussi des voix
de ses nombreux « amis » africains.
« Sans l'Afrique, il n'y aura pas d'histoire de France au XXI ème
siècle », écrivait François Mitterrand en 1957.
12.
En matière de politique africaine, on peut dire que Mitterrand n'aura pas
seulement été le perpétuateur du système gaulliste : sous la IVè République, il
en fut aussi le prédécesseur. Ce n'est pas par hasard qu'on lui doit des phrases
aussi terribles que : « La seule négociation, c'est la guerre »,
contre le mouvement indépendantiste algérien naissant. Dans sa biographie de
Mitterrand, Jean Lacouture souligne que Mendès France tenait des
propos très semblables au même moment. Faut-il compter cela comme une
circonstance atténuante ? Le génocide rwandais aussi est consensuel - comme la
guerre d'Algérie l'était alors, au moins dans l'appareil d'État qu'exprimaient
bien Mendès ou Mitterrand.
Parmi les politiciens de la IVè, Mitterrand sera de ceux
qui s'attacheront le plus passionnément aux questions coloniales. Le futur
président socialiste sera aussi un courageux réformateur de l'empire. Tout comme
Félix Houphouët-Boigny auquel il s'associera en le faisant entrer dans
son groupe parlementaire - bien avant que celui-ci ne devienne l'homme-clef
du système
Foccart.
Il fallait réformer pour sauver l'essentiel - c'est-à-dire les intérêts des
classes dominantes des pays africains, représentées ici par Houphouët, en
même temps que ceux de l'empire sans lequel « il n'y aurait pas d'histoire de
France au XXI ème siècle ». Cette réforme que la IVème République ne parviendra
pas à mener à bien sera finalement entreprise par
Foccart
: ce seront les demi-décolonisations de l'Afrique française.
Dans la vision gaullienne du monde, cette originalité n'était pas
seulement nécessaire pour assouvir une simple volonté de puissance. Comme pour
la bombe atomique, si De Gaulle a tout fait
13.
pour que la France « maintienne son rang », c'était pour garantir la possibilité
d'un monde multipolaire. En ce sens, cette politique pour laquelle tous les
moyens sont bons a une vraie dimension messianique.
Selon cette philosophie gaulliste dont nous avons hérité,
l'adversaire principal est l'allié anglo-saxon, « matérialiste et mercantile ».
Dès l'origine de la Vème République, celui-ci était perçu comme d'autant plus
dangereux que l'Europe lui devait beaucoup. Après l'effondrement du troisième
Reich, le plan Marshall, qui avait permis la reconstruction de l'Europe
après la guerre, avait été ressenti comme une forme ultime de vassalisation.
La fine gestion des décolonisations par
Foccart,
en laissant à la France, entre autres choses, la direction de la politique
étrangère des pays du pré carré, a permis de sauvegarder une dimension impériale
française. Mais ne nous y trompons pas : ce n'est pas par simple mégalomanie. La
survivance d'une puissance qui se sente assez forte pour faire mine de tenir
tête au nouvel empire - américain - du monde est ressentie comme une nécessité
politique fondamentale, philosophique et morale.
« Francophones » contre
« anglophones »
Comme l'explique Bernard Debré : « L'affrontement entre
francophones et anglophones est bien réel, mais l'enjeu est moins la langue que
le leadership économique sur la région. (…). L'hégémonie yankee sur le monde
s'établira par l'économie et non par la force. (…) L'économie de marché n'est
pas, en tout état de cause, la fille naturelle de la démocratie. Qu'importe le
régime pourvu qu'il soit solvable… Le nouveau roi, le nouvel empire que l'on
voudrait garant de l'équilibre mondial, c'est l'argent, un roi qui
développe sa doctrine : l'économisme aveugle, la loi des calculettes… »
14.
Ce type de mystique va chercher loin. Aussi irrationnel et
délirant que puisse sembler un tel discours, il puise dans cent cinquante ans de
tradition socialiste et fait résonner une corde en chacun d'entre nous.
L'assimilation des États-Unis au grand Satan n'est pas seulement une rengaine
partagée par les ayatollahs iraniens d'hier avec les intégristes soudanais
d'aujourd'hui. C'est aussi une ligne de force du nationalisme français,
consensuellement partagée de l'extrême droite à l'extrême gauche.
L'idée que la France est chargée, comme par la Providence, de
faire face au monstre anglo-américain était formulée dès l'après-guerre par
Georges Bernanos, le seul vrai penseur dont le gaullisme puisse se
revendiquer. Celui-ci n'hésitait pas à placer les enjeux assez haut :
« La conquête du monde par la monstrueuse alliance de la
spéculation et de la machine apparaîtra un jour comme un événement comparable
non seulement aux invasions de Gengis Khan ou de Tamerlan mais
aussi aux grandes invasions si mal connues de la préhistoire. » « La
civilisation des machines
15.(…)
ce serait la première civilisation matérialiste, la première civilisation de la
matière. »
On aurait tort de sourire. Confusément, cette hallucination est,
aujourd'hui encore plus qu'hier, partagée par tous. C'est le cœur de ce qu'on
pourrait appeler, avec Bernard-Henri Lévy, l'idéologie française. Mélange
de raisonnement et de pur fantasme, cette religion collective est indispensable
pour animer l'extraordinaire cohésion qu'il y a autour de la politique
africaine.
Lorsqu'on nous dit, même à demi-mot, que la guerre au Zaïre
ou le génocide rwandais s'expliquent par la rivalité avec les Américains,
nous prenons un air entendu. Nous sommes dès lors persuadés qu'il ne peut pas y
avoir de mal, quoi que nous fassions, puisque l'adversaire est pire que nous.
Nous, au moins, nous avons une morale, une spiritualité, un point de vue sur
l'Homme et l'Histoire. Eux, ce sont des sauvages, incultes, cyniques, d'une
bêtise insondable et sans moralité. Ils n'ont jamais ouvert un livre et ne
connaissent que leur compte en banque. Etc.
En un mot, nous sommes les gardiens de la spiritualité
universelle. Ce sentiment ancien s'est approfondi avec la chute du mur de
Berlin. La bagarre entre les blocs socialiste et capitaliste brouillait les
cartes. Nous avons été prosocialistes, d'ailleurs, malgré l'horreur glaciale du
socialisme, malgré ses camps et ses morts innombrables, pour la même raison :
parce que le socialisme prétendait à une haute ambition pour l'Homme. Il
semblait comme l'affirmation d'une volonté qui pourrait mettre de l'ordre dans
la « civilisation des machines ».
Sans ce soubassement idéologique, il n'est pas possible de
comprendre que tous acceptent sans broncher la politique néocoloniale de la Vème
République. Même lorsqu'elle est génocidaire. Non seulement le soutien à des
dictateurs et la corruption éhontée, mais aussi l'irresponsabilité criminelle du
système, telle qu'elle a pu se manifester au Rwanda, sont pardonnés au
nom de cette grande ambition qui se nourrit d'une peur tout aussi grande, la
peur du monde moderne.
Michel Sitbon
Ancien directeur de la revue Maintenant,
Michel Sibon est PDG des éditions Dagorno,
L'Esprit frappeur et Le Lézard et administrateur
du Réseau Voltaire.
---==oOo==---
1.
On doit à François-Xavier Verschave non seulement d'avoir écrit un livre
portant ce titre, mais aussi d'avoir donné toute sa signification à ce qui
n'était qu'un bon mot, en dénonçant méthodiquement les réalités qu'il recouvre.
Avec la corruption comme moteur - la « France-à-fric » - et le lobby
militaire, principalement d'extrême droite, comme instrument, la Françafrique
est une réalité complexe, mais son origine politique et son architecture
structurée autour des services secrets français interdisent d'en diluer la
responsabilité : c'est la nature de ce système que d'agir de façon inavouée.
Verschave, avec l'association Survie qu'il préside, fait ce travail
consistant à déchiffrer les mystères de cette politique si souvent sinistre, en
particulier dans Billets d'Afrique, mensuellement, et dans les Dossiers noirs de
la politique française en Afrique, à l'Harmattan, d'utiles lectures.
2.
Premier ministre du Congo indépendant. Liquidé alors qu'il tentait de résister
au dépeçage de son pays - et au pillage de ses richesses auxquels le
bénéficiaire de son élimination, Mobutu Sese Seko, procédera par la
suite.
3.
Outel Bono, leader démocrate tchadien, a été abattu rue de la Roquette à
Paris, en 1973, par les services de
Jacques Foccart.
L'enquête a abouti à un non-lieu, bien qu'on ait retrouvé le propriétaire de la
voiture qui avait servi à l'assassin pour quitter les lieux du crime. Membre
identifié des services françafricains, celui-ci plaidera non coupable tout en
reconnaissant qu'il aurait exécuté un tel contrat si on le lui avait demandé.
4.
Enlevé par les hommes de main de
Jacques Foccart,
le leader de la gauche marocaine sera remis au représentant du roi du Maroc, le
général Oufkir, qui procédera à son assassinat dans une villa de la
banlieue parisienne.
5.
En novembre 1986, le président du Burkina-Faso recevait Mitterrand. Pour
le toast officiel, Sankara oublie les politesses : « Nous, Burkinabés,
n'avons pas compris comment des bandits, comme Jonas Savimbi »… sont
naturellement accueillis par la France mitterrandienne. « Ce qui s'appelait,
hier, aide n'est que calvaire, que supplice pour les peuples », lâche-t-il à la
face de l'homme du 10 mai. La sentence tombe aussitôt, impériale : Sankara
a de grandes qualités, reconnaît Mitterrand, « mais il tranche trop. À
mon avis, il va plus loin qu'il ne faut… » « Vous n'avez pas besoin de nous ? »
dit-il à Sankara, comme De Gaulle à Sékou Touré en d'autres
temps. « Eh bien, dans ce cas, on s'en passera », concluait-il, suave. L'affaire
fut rondement menée. Moins d'un an plus tard, le 15 octobre 1987, Blaise
Campaoré, recruté par Houphouët-Boigny, exécutait la sentence. « On
se passait » de Sankara, de deux balles dans la tête.
6.
Leader de l'indépendance du Togo, Olympio avait le défaut de vouloir
s'appuyer éventuellement sur d'autres puissances que la France foccartienne.
Il envisageait, par exemple, de faire sortir le Togo de la zone franc…
Ce
type de velléité ne pardonnait pas. Son assassinat, organisé par l'ambassade de
France, fut exécuté par un sous-officier, largement récompensé par la suite. Il
s'agit du général-président Eyadéma, dont la DGSE arrange
régulièrement les élections. Il était considéré comme un « vieux sage » de la
Françafrique jusqu'à sa réélection ratée de juin 1998.
7.
C'est le même genre de logique qui présida au choix de faire éclater les grands
ensembles coloniaux de l'Afrique occidentale française et de l'Afrique
équatoriale française, lors des décolonisations : des pays plus petits seraient
plus faciles à contrôler. Pour que la France, puissance moyenne, puisse
s'imposer à cette partie du monde, il lui fallait des partenaires petits et
faibles.
8.
Le Front national n'est pas « aux affaires », mais il bénéficie quand même des
réseaux de corruption africains du fait, entre autres, de ses affinités
idéologiques avec nombre de ses acteurs. On s'étonne de ce que le parti
communiste soit absent de cette énumération. C'est, entre autres pour un motif
idéologique : la Françafrique est anticommuniste - c'est même une de ses raisons
d'être. D'autre part, le PC avait ses propres sources de financement, jusqu'en
1989, dans le bloc socialiste.
9.
On trouve dans ce livre, paru à La Découverte en 1993, des accents prémonitoires
quant au génocide rwandais de l'année suivante.
10.
Audition de Pierre Joxe le 9 juin 1998.
11.
Voir à ce sujet L'Aide publique au développement, par Anne-Sophie Boisgallais
et François-Xavier Verschave, paru chez Syros en 1994. Où l'on apprend
que 95 % de l'aide n'a rien à voir avec le développement. Ce qui signifie
qu'au moins une dizaine de milliards de francs, prélevée sur le budget français,
est détournée chaque année !
12.
Dans un article intitulé de façon éloquente : « Présence française et abandon ».
L'auteur était, bien sûr, plutôt partisan de la « présence » que de « l'abandon
».
13.
L'Afrique et la bombe sont les deux ingrédients essentiels de cette stratégie.
Mais l'engagement volontariste de la France sur les marchés, dits « stratégiques
», du pétrole, des armes et des drogues participe, au même titre, à cette
construction. Quant aux drogues, on en parle peu, bien sûr, mais de la French
Connection aux amitiés marocaines, pakistanaises ou birmanes, il y a une
rigoureuse continuité de la politique gaulliste, assurée, entre autres,
par
Charles Pasqua
aujourd'hui. Ce dont témoignent Ali Bourequat et Jacqueline Hémard,
deux citoyens français qui ont obtenu l'asile politique aux États-Unis en raison
des menaces qui pesaient sur eux en France pour s'être intéressés de trop près à
ce dossier brûlant. Voir « L'homme qui en savait trop », dans Maintenant n° 15.
Quant à la présence française en Birmanie narco-trafiquante, voir La Dictature
du pavot, par Francis Christophe, chez Picquier, 1998.
http://www.algerie-francaise.orgcharlot/abourequat.shtml
http://www.algerie-francaise.orgcharlot/abourequat-suite.shtml
14.
Dans Le Retour du Mwami.
15.
« La civilisation des machines - qu'on peut bien, sans offenser personne,
appeler « anglo-américaine », car si l'Amérique en a fourni l'expression la plus
complète, elle est née en Angleterre avec les premières machines à coton. »
Georges Bernanos, La liberté, pour quoi faire ?, Gallimard, 1953.
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