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Colonel CHATEAU-JOBERT

Feux et Lumière sur ma Trace
(Presses de la Cité Editeur à Paris)


EXTRAIT 3



A l’automne 1959, il y eut, hélas, des événements très graves. Déjà l'on s'inquiétait, autour de moi, de l'ambiguïté de l'attitude de De Gaulle. Pour moi j'avais toujours eu dans l'esprit qu'en cas de danger grave pour la France, de Gaulle serait là pour lui faire franchir le mauvais pas. C'est pourquoi nous l'avions appelé pour sauver l'Algérie française. J'avais sûrement raison. N'avait-il pas déclaré, le 6 juin 1958 à Mostaganem : « II n'y a plus ici, je le proclame au nom de la France et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères qui marchent désormais dans la vie en se tenant par la main »? En outre, le 28 septembre 1958, son référendum avait accordé 80 % de « oui » à une politique qui évoquerait une France unie « de Dunkerque à Tamanrasset »,

Et pourtant une inquiétude de plus en plus lourde naissait de son comportement conciliant à l'égard de la révolution algérienne. Pendant que le plan militaire du général Challe obtenait des succès incontestables, la politique personnelle de De Gaulle semblait saper la position de la France en Algérie. Aucune preuve cependant ne pouvait en être donnée nettement. Je m'obstinais à rassurer mon entourage sans me dissimuler les raisons d'inquiétude. Subitement, le 16 septembre 1959, de Gaulle déclarait : « Je considère comme nécessaire que le recours à l'autodétermination soit aujourd'hui proclamé. » Par là, de Gaulle reniait officiellement la politique pour laquelle il avait été appelé : il allait traiter avec la rébellion.

La consternation fut intense. Nous, l'Algérie, la France, avions été trompés. Je mis des mois, d'ailleurs, avant d'en admettre définitivement l'évidence.

De Gaulle avait trahi. Il fallait surmonter le choc, ne pas se laisser abattre, ne jamais abandonner. L'Algérie n'était pas encore aux mains du FLN. Coûte que coûte il fallait continuer la lutte pour elle et pour la France. Nous avions voté et fait voter non pour de Gaulle mais pour un homme qui incarnait la promesse de sauver l'Algérie.

Que l'on n'imagine pas que je cherchais des excuses à l'erreur que j'avais — que nous avions — commise. Il était certain que ceux qui, dès 1940, avaient reconnu le vrai personnage de De Gaulle ne se contenteraient pas de prendre acte de notre regret. Tant pis... Leur défiance à notre égard ferait partie de la sanction méritée par le geste qui avait contribué à livrer la France à un traître. Il s'y ajouterait l'indignation du clan gaulliste et les conséquences personnelles à subir quand j'allais me retrouver contre le pouvoir en place. Mais le choix était fait. L'imposture de De Gaulle le désignait maintenant comme notre adversaire. Je suivrais la même ligne droite. Pas de changement dans ma trace !

On pouvait en effet supposer que la politique gouvernementale ferait le nécessaire pour que l'autodétermination exprime librement les voix de huit millions de Français musulmans, et non pas seulement les quelques voix des chefs de la révolution. Quand l' « autodétermination » devint « la solution la plus française », on pouvait encore expliquer que la solution la plus française était évidemment l'Algérie française. Ce fut ensuite « une solution qui soit française » (25 janvier I960)... Il fallut le départ provoqué du général Massu, il fallut l'écrasement de ce sursaut des « Barricades » (ahurissante faute tactique qui consiste à « se laisser enfermer »), pour en arriver à la preuve par les faits : le 5 mars 1960, le terme « Algérie algérienne » sortait de la bouche même de De Gaulle.

Le livre du Bachaga Boualam, Mon pays, la France (éd. Presses Pocket), relate le calvaire qui en résulta pour les Français musulmans abandonnés à la révolution algérienne.


De Gaulle, lui, savait qu'il trompait les Français. Dans un livre dont la parution dut attendre quelques années (De Gaulle 1958-1969, éd. Bordas, col. Présence politique) l'auteur, M. André Passeron, relate (p. 314) un entretien avec de Gaulle où celuï-ci s'expliquait :

« Tenez, par exemple, pour l'Algérie de tout temps, avant que je revienne au pouvoir et lorsque j'y suis revenu, après avoir étudié le problème, j'ai toujours su et décidé qu'il faudrait donner à l'Algérie son indépendance. Mais imaginez qu'en 1958, quand je suis revenu au pouvoir et que je suis allé à Alger, que je dise sur le Forum qu'il fallait que les Algériens prennent eux-mêmes leur gouvernement, mais il n'y aurait plus eu de De Gaulle, immédiatement. Alors il a fallu que je prenne des précautions, que j'y aille progressivement et, comme ça, on y est arrivé. Mais l'idée simple, l'idée conductrice, je l'avais au début. »


Vers la fin d'août 1960, je repris contact avec l' « équipe de colonels » dans les bureaux de Lacheroy. La politique de De Gaulle laissait voir une menace de plus en plus précise vers la liquidation rapide de l'Algérie. Il était vraisemblable qu'après le 13 mai 1958, après les Barricades d'Alger en janvier 1960, il y aurait encore d'autres réactions contre ce que nous considérions comme une politique d'abandon. Au minimum il fallait être prêt à aider ces réactions, voire à les susciter.

J'admettais très bien que l'on ne fût pas « pour » l'Algérie française, mais je n'ai jamais entendu d'argument qui ne se résumât aux suivants : « II n'y a pas moyen de faire autrement », ou bien : « II est normal que l'Algérie accède un jour à l'indépendance. » Contre le premier argument, les journées de mai 1958 donnaient la meilleure réponse ; et elle se trouvait singulièrement renforcée par le succès de la politique militaire du général Challe. La preuve était établie qu' « il y avait moyen de faire autrement ». En fait, si la France avait à souffrir des embûches tendues contre elle en Algérie, la situation générale lui était cependant bien plus favorable qu'elle ne l'était pour le clan rebelle. -

Le second argument m'imposait une certaine estime pour ses partisans. Etait-il normal que l'Algérie accède un jour à l'indépendance ? Etant donné qu'en un siècle nos gouvernements n'avaient pas permis aux musulmans de devenir des Français à part entière, il était évident que le problème pouvait se poser un jour.

En général la promotion sociale des musulmans était restée systématiquement subalterne. On avait beau les avoir décrété Français, en face du million et demi d'Européens de souche, il y avait neuf millions d'hommes qui avaient la nationalité française sans, pour autant, être reconnus comme des Français à cent pour cent. Il fallait bien s'attendre que les Algériens les plus évolués (en bien ou en mal) exploitent un jour cette raison d'antagonisme. Mais, était-ce l'indépendance ce chaos bien prévu par de Gaulle ? Il y aurait, pour satisfaire les chefs de la rébellion, une indépendance politique. Ce n'est pas elle qui garantirait le pain quotidien. En revanche c'est elle qui vaudrait la torture et l'assassinat aux plus fidèles de nos musulmans.

Quant à l'indépendance économique, elle n'existe pour aucun pays. Pour l'Algérie cette indépendance se traduirait par souffrances et misères. C'est pourquoi, au nom même du bien de l'Algérie, il y avait un devoir de s'opposer à la solution la plus mauvaise exigée par les chefs rebelles comme un droit.

D'ailleurs, le comportement de la population algérienne elle-même prouvait que cette indépendance n'avait rien d'inéluctable. Les musulmans nous étaient assez attachés pour qu'il ait suffi d'un 13 mai 1958 ou d'une déclaration solennelle les reconnaissant comme nos frères pour que, de nouveau, ils se raccrochent à la France.

Ils ne nous lâchaient que dans la mesure où ils sentaient que la France les lâchait. Si de Gaulle avait mis autant de bonne volonté en faveur de l'Algérie française qu'il semblait mettre d'obstination à en imposer l'abandon, ce problème de l'indépendance ne se serait même pas posé. De Gaulle avait le pouvoir parce qu'on l'avait appelé pour sauver l'Algérie. Impossible d'admettre sa trahison.

Quand je récapitulais ainsi, pour moi-même, la justification de notre position en faveur de l'Algérie française, une chose me rassurait sur le désintéressement sincère qui guidait mon option ; je n'y faisais apparaître aucune considération de biens matériels à sauver ni de réserves pétrolières à conserver, ni même de spoliation à éviter pour le million et demi de Français non musulmans d'Algérie. Et pourtant ces raisons n'étaient pas négligeables ! Le sort des musulmans seulement était retenu comme argument premier pour refuser l'abandon.
...
Au milieu de mars (18-3-1962) l'annonce des Accords d'Evian eut une répercussion très fâcheuse sur la volonté d'engagement des unités contactées dans le Constantinois : puisqu'une entente semblait s'établir entre le gouvernement français et le GPRA (Groupement provisoire de la République algérienne) qui s'installait au Rocher Noir, à la périphérie d'Alger, ce devait être en vue de préserver la position des Européens en Algérie ; dès lors il ne paraissait plus utile aux chefs militaires d'engager leurs unités dans la dissidence. Ce pas difficile qu'était l'entrée dans l'illégalité — ce franchissement fût-il légitime — leur était évité.

Mais il ne fallut que quelques jours pour se rendre compte de la vacuité de ces « accords » qui ne portaient aucune signature et dont les textes en français et en arabe ne coïncidaient même pas.

D'ailleurs le massacre aveugle des Européens de la rue d'Isly à Alger par des forces de l'ordre (26 mars 1962), prouvait que le pouvoir, en France, n'entendait chercher de solution que dans l'éviction des Français bien avant toute tentative d'apaisement.
...
...
C'est là qu'au cours de longues conversations j'appris des événements
anciens auxquels je ne m'étais jamais arrêté, supposant qu'ils étaient
contés avec de grossières exagérations.

II s'agissait de l'épuration de 1944-45. J'apprenais la collusion gaullo-communiste, les 105 000 exécutions sommaires avouées par M. Teitgen, ministre de l'Intérieur en novembre 1944, les 400000 incarcérations sans jugement, les horreurs perpétrées à Drancy ou à l'Institut dentaire de l'avenue de Choïsy.

Il m'avait jusque-là manqué de connaître ces manifestations de la haine, pour pleinement comprendre le caractère révolutionnaire qui avait marqué l'accession de De Gaulle au pouvoir en 1944 ; et je me réjouissais que ma prise de position actuelle puisse contribuer à ce que l’on ne confonde pas systématiquement les anciens Français libres ou les Compagnons de la Libération avec les inconditionnels du gaullisme.

 

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