JEUNE PIED-NOIR
BP4 91570 – BRIEVRES
13 septembre 1998
Mme Catherine NAY
LE FIGARO MAGAZINE
37, rue du Louvre
75002 PARIS
Madame,
Un de nos adhérents abonné à votre magazine, M. Georges VIALA, vient
de nous adresser par télécopie l'article du Figaro Magazine de cette
semaine dans lequel vous présentez les réponses de M. Messmer à vos
questions sur son dernier ouvrage.
Nos remarques porteront sur les explications apportées par M. Messmer
au massacre des Harkis. Il en attribue la responsabilité au F.L.N.
et aux officiers français "en retard d'une guerre", mais qui
avaient quand même, selon ses propos, "évité une défaite militaire"
et gagné la guerre d'Algérie.
Cette étonnante analyse met de côté la responsabilité personnelle de M.Messmer
en tant que membre du gouvernement.
M. Messmer était Ministre des Armées des gouvernements Debré
et Pompidou durant cette période dramatique de notre histoire. Il a été
immédiatement informé du sort des Harkis, dès les premiers
massacres ayant suivi les "accords d'Evian", par les
interventions à la Chambre du Bachaga Boualam, Vice-Président de
l'Assemblée Nationale, et par celles des 63 autres élus d'Algérie. Ces
"accords" ne prenaient pas en considération l'avenir des Harkis
qui devenaient, au mépris des Droits de l'Homme, automatiquement des "algériens".
En effet, tous les habitants d'Algérie, "Français à part entière
avec les mêmes droits et les mêmes devoirs", selon les engagements
publics du général De Gaulle, et qui avaient voté en 1958, à 83%
des suffrages exprimés, la Constitution de la Vème République, furent exclus
du référendum du 8 avril 1962 ratifiant ces "accords" et scellant
leur destin. Ils ne font pas aussi mention des "trois solutions proposées
aux Harkis" par M, Messmer en tant que Ministre des Armées.
Celui-ci n'ignorait rien des risques encourus par ces hommes dont il
avait la responsabilité et qu'il avait lui même personnellement encouragé
à s'engager dans la lutte contre le terrorisme du F.L.N. (cf. le document
photographique, ci-joint, extrait de la page 47 du "Livre des Harkis").
Vous trouverez les multiples déclarations publiques de son engagement pour
l'Algérie française, ainsi que celui du Premier Ministre, Michel Debré,
des autres ministres et Chefs militaires en parcourant les numéros du... Figaro
des années 1958 et 59.
Si M. Messmer en veut aux officiers qui ont gagné la guerre d'Algérie,
ce n'est certainement pas parce qu'ils avaient su contrer avec succès, comme
il le reconnaît lui-même, une guerre révolutionnaire basée sur un
terrorisme barbare, mais plus probablement parce qu'ils ont enfreint ses
ordres d'abandon des Harkis, leur permettant ainsi d'être les témoins.
Sans ces officiers respectueux de leurs engagements envers leurs hommes, que
l'on peut aussi appeler des "justes" par analogie aux Français
courageux qui ont sauvé des familles juives durant la dernière guerre
mondiale, il n'y aurait pas eu de survivants au massacre des Harkis conçu
et mis en oeuvre, avec la complicité du F.L.N., par le gouvernement français.
Les faits historiques accusent le général De Gaulle et ses gouvernements
d'alors de crime contre l'humanité. M. Messmer le sait. Le procès
Papon vient de démontrer la responsabilité personnelle des hauts
fonctionnaires face aux actes condamnables de l'Etat qu'ils doivent servir. Il
sait qu'il n'échappera pas au jugement de l'histoire n'ayant même pas, comme
M.Papon, l'excuse d'avoir appartenu à un gouvernement sous tutelle
d'une occupation étrangère.
En tant que Ministre des Armées de 1960 à 1969, M. Messmer a eu la
responsabilité d'exécuter les ordres du Chef de l'Etat, le général De
Gaulle. Ainsi, il a la responsabilité du massacre de Saint-Denis-du-Sig
en Oranie, le 21 mars 1962, au cours duquel des dizaines de Harkis et leurs
familles furent publiquement massacrés. M.Jean-Pierre Chevènement
a témoigné du massacre ce jour là de ses propres moghaznis (500.000 Harkis
à la recherche de leur histoire - Emission de Mme Gaspard – France
Culture - 3 août 1989 - Cf. page 238 du "Livre des Harkis").
Il a la responsabilité du blocus de la population civile de Bab-el-Oued
dans la semaine qui suivit la "paix d'Evian" ; 70 morts, des
centaines de civils blessés et disparus. Il a la responsabilité de
l'ordre de tirer sur la population sans armes, lors de la
fusillade du 26 mars 1962, rue d'Isly à Alger : plus de 80 morts et
200 blessés (cf. Le Figaro du 27 mars 62 et l'article de Jean-Pax Méfret
du Figaro Magazine - 28 mars 1992) .
Il a la responsabilité du désarment des Harkis et du retrait des
postes militaires des forces françaises devant garantir le respect des
"accords d'Evian" : entre 30.000 et 150.000 Harkis assassinés et
3000 à 25.000 disparus pieds-noirs selon les sources (cf. lettre de M. André
SANTINI). Il a la responsabilité des ordres de renvoi en Algérie
des Harkis arrivés en France "leurs papiers n'étant pas en règle"
(Le Figaro du 23 mai 62), qui ont été assassinés par le F.L.N. sur les
quais dès leur arrivée.
Il a la responsabilité des milliers de musulmans fidèles à la France qui
se sont vu refuser l'entrée des casernes militaires et qui ont été assassinés
sous les yeux de soldats français ayant reçu les consignes de ne pas
intervenir.
Il a la responsabilité des milliers de pieds-noirs et de Français-musulmans
assassinés ou disparus à Oran le 5 juillet 1962, le général Katz
ayant reçu l'ordre de son ministre de consigner ses troupes dans leurs
casernes.
Jusqu'au 3 juillet 1962, ces crimes ont eu lieu dans des départements français
dans lesquels la France exerçait sa pleine souveraineté. Après, ces
massacres ont eu lieu dans le cadre des "accords d'Evian", le
gouvernement s'étant porté garant, par l'Armée française toujours en
place, de la protection des populations. Puis il y eut l'exode de plus d'un
million de Français de leur terre natale, devant abandonner tout espoir de
retrouver leurs disparus, perdant leurs biens acquis sous les lois de la République
française, contraints de laisser au saccage les tombes de leurs ancêtres qui
avaient pourtant créé une Algérie moderne et prospère. Puis il y eut les
drames de leur insertion en France où rien n'avait été prévu, la mort de désespoir
et de folie de milliers d'entre eux, et les camps-ghettos pour les Harkis
et leurs familles. Il y eut aussi les milliers de Harkis emprisonnés
dans les geôles algériennes, devenus les esclaves des nouveaux dirigeants,
pour lesquels la France ne fit rien.
De 1963 à 1975, environ 1300 d'entre eux purent s'échapper des bagnes algériens,
témoignant du massacre de leurs compagnons et des sévices auxquels ils
avaient été soumis. M.Messmer pouvait-il ignorer tous ces faits?
Il est aisé alors de comprendre que son "crève-coeur demeure le
destin des Harkis". Ses remords tardifs d'un homme face à sa
conscience pourraient trouver leur expiation dans la reconnaissance publique
de ses fautes. En demandant pardon officiellement aux victimes des crimes
auxquels il a participé, il permettrait à celles-ci d'obtenir tous leurs
droits que les lois de 1986-88 et 1993-96 n'ont que très partiellement
reconnus. Il suivrait en cela l'exemple de M.André SANTINI, ancien
Secrétaire d'Etat aux Rapatriés, qui prenant conscience de la lourde
responsabilité de l'Etat, a eu le courage de se rendre au camp-ghetto
de Jouques en déclarant, alors qu'il n'avait assumé aucune responsabilité
publique en 1962 : "Je suis venu vous demander pardon" (le
Figaro Magazine – Christine Clerc - 27 juin 1987). En consacrant la
fin
de sa vie et tous ses moyens personnels à corriger cette injustice, M. Messmer
évitera probablement le cruel Jugement que porteront les générations
futures sur son action.
Les longs débats à la Chambre ayant précédé les lois de
reconnaissance, les nombreux ouvrages et témoignages audiovisuels de ces dix
dernières années ainsi que les multiples révoltes des Harkis et de
leurs enfants, ont permis à une majorité de Français de prendre conscience
de la responsabilité de l'Etat dans le massacre programmé de 150.000 Harkis.
Les nombreux ouvrages historiques publiés récemment confirment cette lourde
responsabilité (cf. liste ci-jointe).
L'Etat, les élus, les médias et les Français sont fiers d'avoir vu la coupe
du monde de football se dérouler dans notre pays, grâce à Fernand Sastre,
pied-noir d'Alger. Ils sont fiers de voir la qualité française magnifiée
par le grand couturier Yves Saint-Laurent, pied-noir d'Oran. Et enfin
ils sont fiers de voir Zinedine Zidane, fils de Harki, lui
donner la victoire. Mais les médias ont censuré cet hommage aux Français
d'Algérie.
L'Etat et les élus se refusent à reconnaître l'injustice commise envers
la communauté martyre des Français d'Algérie, et plus largement des Français
d'Afrique du Nord et d'Outre-mer spoliés par une politique de décolonisation
bâclée dont chacun peut aujourd'hui apprécier l'ampleur de l'échec.
Récemment, l'Assemblée Nationale a pris une position courageuse en
reconnaissant le génocide arménien.
Les propos de M.Messmer ne sont-ils pas une invitation à suivre la
même voie à propos du drame des Harkis qui touche directement à
l'honneur de notre Pays, traduisant ainsi en acte la déclaration de "reconnaissance
générale" souhaitée par Madame Martine Aubry (AN - 21 avril
1998.)
Vous trouverez, en complément de ces premières remarques et des
informations qui les accompagnent, copie des derniers courriers que nous avons
adressés à Monsieur le Président de la République et au Premier Ministre.
Nous attendons encore leurs réponses.
Peut-être aurez-vous plus que nous l'opportunité de les leur demander?
Nous vous adressons par courrier une documentation plus complète ainsi
qu'un exemplaire du "Livre des Harkis" que nous avons écrit
avec mon épouse, fille de Harki "rapatriée" avec sa famille
en juin 1962 grâce à des officiers "dans l'erreur" mais surtout
dans l'honneur, ayant refusé d'abandonner les hommes et les femmes qui
avaient eu confiance dans les engagements solennels de nos dirigeants.
Le refus de reconnaître la réalité historique prolonge, 36 ans après ce
drame, la longue souffrance des victimes, et les conduit à ne pas bénéficier
des droits fondamentaux inscrits dans notre Constitution et dans nos lois.
Nous espérons que vous aurez à cœur de permettre aux victimes, et à ceux
qui les défendent, de pouvoir exprimer leur opinion afin d'obtenir rapidement
l'action réparatrice indispensable à l'honneur de la France.
Nous nous permettons humblement de vous inviter à entrer en contact avec Jean-Pax
Méfret, le plus jeune détenu politique de l'Algérie française, et Jean-Christian
Giraud qui pourront vous donner leur sentiment sur l'exactitude des faits
mentionnés dans ce courrier. Nous vous invitons aussi, modestement, à
demander l'avis de Monsieur le Professeur Maurice Allais, auteur dès
mai 1962 de l'ouvrage "L'Algérie d'Evian" dans lequel il démontrait
avec lucidité et courage les conséquences criminelles des "accords"
signés entre trois ministres d'un Etat millénaire et le représentant d'une
organisation terroriste.
Dans cet espoir et restant à votre disposition et à celle de vos
collaborateurs,
Nous vous prions de croire, Madame, à l'assurance de nos dévouées
salutations françaises.
Signature
Bernard COLL Secrétaire Général de JPN