"Agonie
d’Oran"de Geneviève
de TERNANT
(éditions J Gandini - Calvisson)
Témoignage A. RASTOLL
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Complicité
Gendarmes Mobiles - FLN
P.65 à 70 - tome 3
La date des faits se situe au mercredi suivant
la fête des pères 1962 (mois de juin). Je me trouvais en fonction au
Commissariat de Police de Saïda en qualité de Gardien de la Paix. Un
collègue de mon service, Roland Hamel, qui possédait une 4 CV.
Renault, avait consenti à m'accompagner à l'aéroport de La Sénia afin que
je puisse revoir mon épouse et mon fils avant leur départ pour la métropole.
Nous sommes arrivés à Oran par Gambetta. Je
conduisais et j'ai pris la direction de La Senia. Tout s'est très bien
passé. Nous sommes arrivés à La Senia vers 13 heures 30. J'ai demandé à
voir mon épouse à l'entrée de l'aéroport et elle est arrivée avec notre
fils vers 14 heures. Nous sommes restés ensemble pendant une heure environ :
j'avais appris que son embarquement était prévu dans le courant de la
soirée; et c'est ce soir-là qu'ils ont quitté Oran à destination de
Marignane où ils sont bien arrivés. Il pouvait être donc 15 heures lorsque Roland
Hamel et moi-même avons quitté l'aéroport de La Senia à destination
d'Arzew.
Je conduisais la 4 CV. Renault, circulant
vers le centre ville, afin de nous rendre à Arzew en passant par Gambetta. Au
carrefour nous avons aperçu un half-track et une automitrailleuse, de
face et sur la gauche, en quinconce, avec quatre à
cinq gardes mobiles en protection au sol et l'un d'eux s'approchant
des véhicules pour interpeller les occupants. Le serveur de la mitrailleuse
de l'half-track était en position de tir et assez irrité. Cela allait très
vite et nous n'avons pas eu le temps de nous interroger !... Il pouvait y
avoir un ou deux véhicules devant nous.
A notre tour, le
garde mobile s'est approché de moi et je lui ai fait savoir que
nous étions tous deux policiers à Saida. Il a alors crié à l’attention
du serveur de la mitrailleuse : "II y en a deux
là"... Et aussitôt un arabe
en tenue militaire est apparu de derrière l'half-track
et l'A.M. pour arriver vers nous au pas de gymnastique; comme
cela s'était produit pour les véhicules qui nous précédaient. Il s'est
installé à l'arrière de la 4 CV. armant la MAT 49 qu'il portait et dont le
canon touchait ma tête. Au moment où j'ai démarré, sur l'ordre
de notre convoyeur, j'ai entendu le
serveur de la mitrailleuse dire :
"deux de moins à
dédommager en France"...
Nous étions pris au piège, suivant le
ou les véhicules qui nous précédaient et suivis de la même façon par
d'autres voitures. C'est pratiquement en cortège que nous sommes arrivés
dans un des P.C. du F.L.N. de la ville nouvelle
(Village nègre); Roland Hamel se trouvant en position de
passager avant. Je me souviens qu'il n'y avait pas de circulation en sens
inverse... Ce campement était installé, pour ce dont je me souviens, dans
une impasse avec un parking assez large, clos à droite par un mur
pouvant constituer l'arrière de garages dont les portes donnaient dans la rue
ou l'impasse parallèle; et bordé gauche et au fond par des pavillons. Je
pense qu'il s'agissait d'une impasse parce que le pavillon où nous allions
être détenus se situait en bout et en travers de la chaussée et du parking
sur lequel nous sommes arrivés. Cette impasse ne se situait pas sur l'artère
principale.
Sur les indications de notre convoyeur, j'ai
tourné une fois à gauche en rentrant dans la ville nouvelle, et une fois à
droite à environ deux à trois cents mètres, puis à nouveau à droite pour
nous retrouver vraiment dans ce camp retranché...
Sur le rétroviseur intérieur j'avais
remarqué que notre convoyeur avait le doigt sur la détente. Il avait environ
la trentaine d'années et il paraissait sûr de lui. J'ai commencé à lui
parler lentement en arabe, lui faisant remarquer qu'il avait le doigt sur la
détente et qu'un "accident regrettable" pouvait toujours arriver en
roulant. Je l'ai alors prié de quitter son doigt de la détente, ce qu'il a
fait lentement. Puis je lui ai demandé de me confirmer si nous allions vers
un P.C. du F.L.N. Il a répondu par l'affirmative. Toujours en arabe et très
lentement, je lui ai dit que je voulais avant toute chose parler à un
responsable; lui précisant que mon père avait servi dans la même unité que
Ahmed Ben Bella, en Italie, et qu'il serait regrettable pour tous qu'il
nous arrive quelque chose... Il m'avait alors promis de faire le nécessaire
et nous avons eu beaucoup de chance.
Dès notre arrivée, plusieurs individus
se sont rués vers notre véhicule comme sur tous les véhicules qui nous
précédaient (un ou deux) et qui nous
suivaient (beaucoup plus); j'ai encore à
l'esprit l'image de l'individu qui arrivait vers moi, débraillé, veste
ouverte, un couteau de boucher passé dans la ceinture avec encore du sang
frais sur la lame... Et à proximité, sur notre gauche, un
groupe d'individus formant un rond au centre duquel un ou plusieurs Français
étaient en train de se faire égorger...
Cette situation était générale dans ce
campement sur 200 à 250 mètres environ.
Notre convoyeur est sorti rapidement et s'est
interposé énergiquement à l'adresse de ceux qui se ruaient vers nous. Ces
derniers ont marqué un temps d'arrêt et le convoyeur nous a demandés de
descendre, les mains en l'air, de manière à nous faire désarmer. Nous
portions tous deux nos armes de service et je l'avais dit à notre convoyeur
avant d'arriver. C'est pendant cette opération que j'ai aperçu, quatre à
cinq voitures derrière nous, un ami d'Arzew... Il était conduit "manu
militari" dans notre direction... Il s'agit de François Perles,
propriétaire et exploitant du cinéma "L'Eden" d'Arzew.
A partir de là les choses ont été
très vite. On m'a demandé d'avancer vers un pavillon qui se trouvait en face
de nous. J'ai exigé que mon collègue reste avec moi. C'est ainsi que nous
avons été tous les deux conduits au 1er étage. Alors que nous gravissions
l'escalier, j'ai pu apercevoir François Perles qui était dirigé vers
le sous-sol de ce même pavillon; pour entendre presque aussitôt trois
coups de feu claquer... J'ai
compris qu'ils l'avaient tué...
Présenté au responsable qui s'est
avéré être un "religieux" faisant autorité (Alem
ou recteur de mosquée), je n'ai pas eu de mal à m'entretenir avec
lui pour avoir appris le "coran"... Je lui avais proposé de prendre
attache avec mon chef de brigade de Saïda, le brigadier Seddiki, que
nous tenions depuis peu pour être le responsable du F.L.N.; mais surtout avec
le poste de commandement de Ahmed Ben Bella. Il m'a demandé certaines
précisions à ce sujet et je lui ai dit ce que je savais, Ahmed Ben Bella
et mon père faisaient partie de la même compagnie de tabors. Ben Bella
commandait la 3e section et mon père la 4e. Ils avaient fait Monte Casino
ensemble... et avaient gardé de bons et loyaux souvenirs de combattants.
Enfin, peu de temps avant, mon père m'avait demandé de ne pas hésiter à en
user en cas de difficulté. Ce responsable, âgé de 35 à 40 ans environ, à
l'époque, était bien mis de sa personne. Sur photo d'époque, je pourrai le
reconnaître. Il avait un coran à la main
lors de notre entretien. Il nous a laissés à la garde de deux militaires en
armes, dans cette pièce quasiment vide, regardant le mur; alors que notre
convoyeur était reparti dès notre prise en charge.
Pendant ces deux heures, sans
parler ni nous retourner, nous avons entendu les départs et arrivées de
véhicules, les cris, les
coups de feu qui se répétaient, et
toutes ces clameurs nous renseignaient sur la tuerie qui se commettait...
Deux heures après, environ, entre 17
heures et 17 heures 30, le "responsable" est revenu en me précisant
qu'il n'avait pas pu avoir Saïda en raison d'une coupure des communications
téléphoniques; mais il avait pu obtenir le poste de commandement de Ahmed
Ben Bella, et il nous apprenait aussitôt qu'il nous libérait... Dans la
mesure où ses renseignements auraient été négatifs, dès son arrivée
nous aurions été abattus, sans
discussion... Il nous a demandés de le suivre. Nous sommes sortis
du pavillon et nous avons pu constater que la même "effervescence"
régnait dans le campement. Notre véhicule avait été déplacé et garé
plus près du pavillon. J'ai pris le volant, Roland s'est installé à
la place passager-avant, et le responsable est monté à l'arrière. Nous
avons quitté ces lieux, que je ne puis situer exactement, et c'est sur les
indications de ce "responsable" que nous avons abouti "avenue
ou boulevard" de Lyon.
Peu avant la mairie, en venant de la ville-nouvelle,
le "responsable" m'a demandé de m'arrêter. Il nous a rendu nos
armes de service, chargeurs vides, et les cartouches en vrac. Il est descendu
du véhicule et nous a souhaités bonne chance... J'ai donc pris la direction
d'Arzew. Arrivés devant le boulevard Front-de-mer, nous nous sommes arrêtés
pour nous détendre et nous remettre de nos émotions.
C'est là aussi, en contrebas du boulevard, que
nous avons vu des hommes tirer à la roquette sur les réservoirs de carburant
situés à droite du port... et prendre feu... il s'agit de ceux qui n'avaient
pas encore été détruits...
Nous avons repris la route en direction
d'Arzew où nous sommes arrivés vers 19 heures, chez mon oncle, François
Cano, a qui nous avons relaté les faits. Avec lui, nous sommes allés
prévenir une autorité et nous sommes allés aviser le frère de François
Perles : Michel. Je ne lui ai rien caché en ce qui concernait François,
à savoir que j'avais bien entendu trois coups de feu et que je pensais qu'il
avait été tué. Il n'a plus été revu vivant...
Le lendemain, Roland et moi-même avons rejoint Saïda... où nous
avons signalé les faits au commissariat de police...
Peu de jours après, le 29 juin 1962,
dans la matinée, avec seize de mes collègues, pratiquement tous pieds-noirs,
j'ai été invité à quitter le territoire algérien en raison de
l'évolution politique et par mesure de sécurité...
En clair, il nous avait été
dit que nous faisions tous l'objet d'un jugement de condamnation à mort rendu
par le tribunal permanent des forces de l'A.L.N.
: c'est alors que j'ai compris toute la chance que nous avions eu... le
responsable religieux n'avait pas pu obtenir téléphoniquement notre chef de
brigade qui est devenu peu de temps après commissaire de police à Saïda...
Et il devait avoir connaissance de cette condamnation me concernant...
Dès ma sortie du bureau de l'officier de paix Abed
Djillali, j'ai rencontré Hamel Roland qui m'a aussitôt remis les
clefs de sa voiture pour quitter Saïda avant midi... Il l'a récupérée à
Arzew, chez mon oncle, par la suite...
Par ailleurs, l'administration a obligé
chacun de nous à se rendre à la préfecture d'Oran à l'effet de récupérer
le certificat de cessation de paiement; faute de quoi, nous avaient-ils dit,
nous ne pourrions pas recevoir notre traitement en arrivant en France. Or,
le jour où j'ai quitté le port d'Oran, le 4 ou le 5 juillet, sur
l'EI-Djézaïr, quinze collègues venant d'un peu tous les environs avaient
été tués et pendus aux crochets de bouchers de l'abattoir.
Cette pièce administrative ne comportait
pas d'obligation à signature de l'intéressé; et, par conséquent,
l'administration aurait très bien pu transmettre ce document, par courrier,
au lieu d'affectation connu depuis quelques jours déjà...
Il faut y voir là, sinon un moyen certainement une occasion de faire
éliminer beaucoup d'entre nous !...
Par conséquent, la date de la fête des
pères de juin 1962 et la date du départ réel de "L'EI-Djézaïr"
(NDLR : le 5/07) me permettraient d'être formel sur les dates de ces faits.
Un plan d'Oran de l'époque, permettrait peut-être de situer le P.C. du F.L.N.
où nous avons été conduits; ainsi que l'endroit exact où nous avons été interceptés
par les gardes mobiles agissant de concert
avec le F.L.N.
Je vous donne donc mandat à l'effet de
faire valoir le présent témoignage, dans le cadre de l'information ouverte
contre le Général Katz, et contre toute autre personne qu'elle
révélerait; voire même par le dépôt de plainte pour tentative
d'assassinat à mon encontre puisqu'elle n'a raté son effet que par des
circonstances indépendantes de la volonté des gardes
mobiles agissant de concert avec le F.L.N.
Je pense que Roland Hamel pourrait aussi me suivre dans cette voie. Je
vous laisse donc le soin de mettre en forme le témoignage ou la plainte que
vous aurez décié après vérification des faits.
Je persiste et signe les présents feuillets
pour valoir ce que de droit, affirmant qu'il s'agit de l'expression de la
vérité, sans haine ni passion, ou autre intéressement de quelque nature que
ce soit.
André RASTOLL
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