CE QUE JE N’AI PAS DIT
Par Le général
JOUHAUD
Chez
Fayard |
LA RÉPUBLIQUE
D’ALGÉRIE
Au
Historiens de juger
Partie
2
Avant de le quitter, M. Frey
me demande s'il doit mettre au courant de ces transactions M. Joxe,
ministre d'État chargé des Affaires algériennes, et M. Delouvrier. Je m'y
oppose, car déjà dans mon esprit, les propositions manquent de réalisme et il me
faut réfléchir encore. Je sors du bureau de Roger Frey assez déconcerté.
Le ministre a été peu loquace et, au fond, il ne paraît pas avoir analysé le
problème comme le fait un militaire avant une opération
(1)
(1). M.
Tournoux,
dans
"Jamais
dit",
rapporte de longues exhortations de
Roger Frey
et
Alexandre Sanguinetti
pour me convaincre. Il est étonnant que je ne m'en souvienne plus et que surtout
je n'aie rien noté, moi qui ai consigné de façon précise tous les contacts que
j'ai pu avoir. La seule phrase que j'aie notée est celle que m'a rapportée
Jérôme.
Après son entretien avec moi,
Roger Frey
aurait dit: «Je respire. Avec
Jouhaud,
ce ne sera pas une nouvelle Rhodésie.»
Je rejoins Jérôme,
Legros et Leroy dans le bureau d'Alexandre Sanguinetti. Sa
secrétaire, Jacqueline, nous offre un whisky. Sanguinetti, peu
bavard, semble préoccupé, plus que son ministre, devant l'éventualité d'un
putsch. « Éventualité qui
ne doit guère vous effrayer,
lui dis-je, car souvenez-vous des propos que vous m'avez tenus en avril 1958,
lorsque vous incitiez les généraux
à la révolte? — Oui,
me répondit-il, mais autant il
était nécessaire de demander à
l'armée d'abattre la IVe République, qui nous menait au désordre et
au désastre, autant il serait criminel d'attenter à l'autorité du général De
Gaulle. Du reste,
si un coup de force était dirigé par Salan, vous me retrouveriez dans la
rue avec une mitraillette.»
Je quittais Paris très perplexe sur
la sincérité des propos qui m'avaient été tenus.
En ce qui concerne Michel Debré,
plusieurs témoins me l'affirment, l'homme aurait été angoissé par la tournure
que prenaient les affaires d'Algérie. Harcelé par le remords de son parjure,
il aurait tenté la solution de la troisième force. Il n'aurait nullement été
dans ses intentions de me faire tomber dans un piège. Quant à Roger Frey,
sa sincérité, paraît-il, ne saurait être mise en doute. Il aurait fait partie
des gaullistes qui n'auraient pas encore renié le 13 mai.
« La sincérité anime tous les
inspirateurs, réunis, le 12 novembre, à l'Elysée, au cours du fameux
conseil restreint extra-gouvernemental. Nous pouvons nous en porter garants »,
écrit J.-R. Tournoux. Je m'efforce de le croire, non sans peine.
Toutefois, par souci d'objectivité,
je tiens à détacher quelques lignes d'une lettre que m'adressait, en 1969,
Claude Gérard.
Il me rappelait d'abord que c'était sur une idée de Jérôme
qu'avait été établi le projet qui m'avait été soumis. Il ajoutait:
« N'étant à ce moment engagés, les
uns et les autres, qu'à titre individuel, nous ne pouvions agir seuls et nous
avons jugé nécessaire de rechercher l'appui de nos anciens amis proches du
pouvoir et, par l'intermédiaire de Sanguinetti, nous avons pu prendre
contact avec Debré,
Frey, Foccart, pour leur exposer nos
idées. Je puis vous assurer, mon général, qu'à cette époque ces personnes nous
ont paru aussi angoissées que nous-mêmes par la tournure que risquaient de
prendre les événements, et que notre projet leur a paru apporter une solution
possible et plus humaine au problème posé par ce qu'ils pouvaient deviner ou
connaître des intentions de De Gaulle. Il fallait également vous
convaincre, dans les conditions où vous étiez à Alger, qu'il ne s'agissait ni
d'un piège ni d'une provocation...
Nous avons
agi, Jérôme,
Legros et moi, en francs-tireurs et de bonne foi ; nous sommes allés
aussi loin que nous le permettaient nos moyens, mais, de toute façon, nous
n'avions pas sous-estimé les risques que nous prenions. Si cette opération avait
réussi, connaissant De Gaulle, nous savions parfaitement que nous
risquions l'inculpation de complot contre la sûreté de l'État et l'intégrité du
territoire, et que les appuis que nous avions pu obtenir se seraient vite
évanouis devant la colère de De Gaulle... »
20 janvier.
Un mois a passé. J'ai eu tout loisir de réfléchir. J'ai consigné mes pensées
dans une note, que je livre aujourd'hui. J'en affirme l'authenticité. Je
sais que je vais provoquer des étonnements, mais qu'importé ! On ne peut, en se
taisant, laisser croire à chacun que l'on pense comme lui.
Voici ce que j'ai écrit ce 20
janvier 1961 :
« Mon esprit ne cesse
de se pencher sur ces étranges propositions gouvernementales. Les contacts avec
les émissaires de Matignon ont été rompus. Je suis devenu suspect, car, depuis
quelques jours, je suis "filé"
toute la journée par des policiers qui, du reste, le font ouvertement.
« Devait-on poursuivre
les contacts ? Tous mes amis m'ont conseillé de ne pas insister. Ont-ils eu
raison ? Je me pose la question et je suis très perplexe. Ne sommes-nous pas
trop intransigeants ? Certes, nous allons de désillusions en désillusions. Nos
compatriotes, dans leur majorité, se sont dressés contre la loi-cadre pour
accepter ensuite l'intégration. De Gaulle n'en a pas voulu et, à force de
parler d'indépendance possible, il a troublé l'esprit de nombreux Musulmans.
Il a consolidé
l'autorité du G.P.R.A. Il reviendra difficilement en arrière. On ne peut
sous-estimer sa stature, son rayonnement même chez ses adversaires de la veille,
et la Métropole le suit aveuglément. Politiquement, ceux qui nous assurent que
De Gaulle est en difficulté s'abusent et nous abusent. Or, que désire
De Gaulle ? Se débarrasser du fardeau algérien, du « caillou dans la
godasse ». Ne pourrions-nous pas prendre en considération une autonomie
interne dans le cadre d'un fédéralisme français? Ne devons-nous pas envisager
une solution qui nous conduise à gérer nos intérêts nous-mêmes, oui, entre
Algériens, et à cet effet dégager la troisième force musulmane silencieuse, qui
constitue une importante majorité. On ne bâtit pas une politique sans tenir
compte des réalités. La réalité, c'est que les esprits ont évolué.
« Un homme pondéré, un
vieux cheik, professeur de droit coranique à Tlemcen, me disait ces jours
derniers : " Le mot indépendance a été trop prononcé. Toute solution n'en tenant
pas compte rencontrera de sérieuses difficultés. Et pourquoi nous, Algériens, ne
pourrions-nous pas en arriver là, Algériens de toutes souches ? Vous appréhendez
Ferhat Abbas, vos craintes sont injustifiées. Je connais ce bon
bourgeois qu'est le pharmacien Abbas. Il est peu dangereux et on
s'entendra bien avec lui. Les Français doivent accepter la situation. Je vous le
dis avec beaucoup de franchise, car je suis plus que porté à admirer la France
et sa culture. Mes enfants connaissent le français et ignorent l'arabe. Ne soyez
pas effrayé par une solution qui peut vous paraître sans issue. Il faut que les
Français restent.
Vous me dites qu'ils
partiront et ce sera le chaos : c'est navrant, car effectivement ce sera le
chaos. Mais pour autant nous l'acceptons. Nous avons vécu dans la misère pendant
des siècles sous les différentes occupations, la France seule nous ayant apporté
sa généreuse assistance. Nous pourrons continuer à vivre malheureux des années
et, Inch Allah, on verra bien ce qui se passera. Quant à moi, je préfère mourir,
même dans la misère, sur la terre d'Algérie, qu'exilé en Métropole." Je ne
prends pas à la lettre les réflexions du cheik. S'il n'y avait que Ferhat
Abbas à Tunis, certains dialogues seraient possibles. Mais, de source
autorisée, son autorité est virtuelle et les leviers de commande de la rébellion
sont tenus par de vrais révolutionnaires. Je sais aussi que Ferhat Abbas
est un bourgeois, qui n'est devenu en paroles un extrémiste que par pure
démagogie, pour ne pas être débordé par sa gauche. Entre la francisation et
l'indépendance, n'y a-t-il pas de solution ?
Les Français d'Algérie
manifestent la crainte de voir la minorité européenne écrasée par la majorité
musulmane. A cet égard, deux points me paraissent devoir être soulignés.
« II faut d'abord
poser cette question les yeux grands ouverts : Si nous croyons les Musulmans
irrémédiablement hostiles à notre présence, ne nous faisons aucune illusion; il
nous faut partir ou nous regrouper dans une portion de territoire. Nous
partagerons l'Algérie.
« Ce sentiment
d'hostilité se manifeste lors des élections. Les Musulmans, toujours sensibles à
l'éloquence, suivront facilement les tribuns exaltés, qui recueilleront leurs
suffrages soit par leur verbe, soit par la contrainte et des menaces. Le danger
est grand avec une population analphabète. Ne serait-il pas sage, avant de lui
demander son avis sur des problèmes qui le dépassent, de donner au peuple un
minimum d'éducation civique et du reste d'éducation tout court ? Quand l'horizon
politique d'un fellah ne dépasse pas les limites de son douar, est-il
raisonnable de le faire se prononcer sur la Constitution ? Il en est pourtant
ainsi. Est-il raisonnable de lui demander de se prononcer sur le triptyque:
francisation, association, sécession? C'est pourtant ce qu'on vient de faire le
9 janvier. Je conseille aux hommes, dits libéraux, d'aller dans le bled
interroger les Musulmans sur ce qu'ils entendent par francisation ou
association.
« Ce problème
électoral empoisonne le climat de notre province depuis des années. Dans un
cadre fédéraliste, un régionalisme algérien ne pourrait-il admettre des
élections à plusieurs degrés ? Élections qui ne pourraient avoir lieu, de
surcroît, que lorsque la liberté de vote serait assurée, c'est-à-dire sans
contrainte de l'administration ou des fauteurs de trouble. Je ne me fais
toutefois aucune illusion. Mes compatriotes ne se départiront pas de leur
attitude intransigeante. Elle recueille un assentiment unanime, ou presque, car
le manque de confiance en De Gaulle est total ; il est tellement justifié
!
Cet homme nous a
trompés, nous trompe et nous trompera. Ai-je eu raison de rompre les
contacts ? Je le crois, car la "discrète" publicité donnée à Paris au mémorandum
était de mauvais augure. Elle n'a servi qu'à me rendre suspect, même auprès
d'hommes qui partageaient mon idéal.
« Je ne suis pas allé
très loin dans mes contacts avec Matignon. J'ai agi avec beaucoup de prudence.
Je suis allé voir Frey, ne me croyant pas le droit de rejeter a priori
toutes les possibilités de solution, car seul le salut de ma petite patrie
m'importe. Je percevais les écueils qui me guettaient. Ils étaient réels et la
suspicion qui vient de peser sur moi, un instant fort bref heureusement, m'a
profondément affecté. Était-il possible à un homme de s'écarter des slogans sans
que sa probité fût mise en cause ? Je me suis rendu compte, en particulier à
Paris, fin décembre, des soupçons que mon entrevue avec Frey avait fait
naître. J'étais invité à déjeuner par Maurice Franck, président-directeur
général des Cartonneries de La Rochette, qui avait aussi convié un homme
politique, au passé ministériel enviable, que justifiaient du reste sa vive
intelligence, son courage et son talent, mais qui vivait dans un monde irréel.
Prenant en aparté Maurice Franck, ce parlementaire le mit en garde contre
mes contacts douteux à Matignon. Maurice Franck haussa les épaules. De
même, un officier général m'avait marqué une froideur inhabituelle. Oublions
leurs noms.
« Que faire maintenant
? L'intransigeance des uns, la mauvaise foi des autres rendent tout dialogue
impossible. Je ne vois qu'un coup de force, impérativement appuyé par l'armée,
pour qu'à la politique d'abandon de De Gaulle en succède une autre plus
réaliste. L'armée s'engagera peut-être un jour. Elle n'admettra pas une solution
que préconiseraient les extrémistes des deux bords. On s'orientera vers une
"décolonisation progressive", même si elle déplaît aux grosses fortunes.
Mais où nous mènera ce
coup de force, celui de la dernière chance ? C'est sur son exécution que je vais
me pencher. Je sais que je risque gros si nous échouons. Rien dans mon
éducation, dans ma vie, ne m'avait conduit à me révolter contre l'État. Je
mesure la gravité de mon entreprise, contraire à tout ce que j'ai appris auprès
de mon père, un républicain sincère. Pourtant, j'accepte d'être un rebelle, car
je n'admettrai jamais que nous soyons contraints par la force à l'exil. »
Je relis ces réflexions aujourd'hui
et je pense que le paragraphe concernant le suffrage universel dans un pays où
régnait l'analphabétisme, va me faire traiter de fasciste par certains. J'en ai
l'habitude. Mais à ces débiles mentaux, je répondrai simplement :
« Vous prétendez que les
révolutionnaires du F.L.N. se sont battus pour l'indépendance et pour instaurer
la démocratie dans leur pays. Ils proclamaient leur volonté de donner la voix au
peuple. Ils ont lutté pour que l'expression populaire se manifeste par ses
suffrages. Avez-vous connaissance d'élections au suffrage universel en Algérie,
actuellement ? C'est une impossibilité et les dirigeants actuels l'ont compris.
»
A mon procès, Gérard,
Legros, Jérôme
ont témoigné, non sans être soumis à des pressions diverses. Jérôme
a mis en garde Legros.
«Je ne crois pas que nous ayons
intérêt à déposer. Nous allons aggraver le cas de Jouhaud. »
Après le verdict, il lui dira :
« Nous pouvons être fiers
de nos déclarations. Elles ont dû être accueillies défavorablement par le jury.
» C'était l'avis de M.
Jérôme,
dont je ne mets nullement en doute la sincérité. Il aura d'ailleurs le courage
de se présenter à la barre. Son scepticisme devait seulement refléter les propos
tenus par les hommes en place à l'Elysée et à Matignon, qui craignaient d'avoir
à témoigner. M. Jérôme
aura à pâtir, du reste, de sa déposition. A la veille des élections
législatives, m'écrira-t-il, Jacques Foccart
lui fit retirer l'investiture U.N.R.
Cette affaire de
« République
d'Algérie » inquiète, car
le pouvoir semble vouloir l'étouffer par tous les moyens. A la veille du procès,
Alexandre Sanguinetti téléphone à Legros ; il désire absolument le
voir. Ce dernier est méfiant. Il demande conseil au colonel Astier de
Villatte, président des officiers de réserve de l'armée de l'air, qui
l'incite à la prudence :
« La raison d'État
peut justifier bien des choses. »
Legros voit son avocat, Me Bernard, qui lui suggère de
quitter son domicile, ce qu'il fait. Averti d'un deuxième message de
Sanguinetti, Legros le rappelle lui-même.
« Je vous invite,
lui dit le futur ministre,
à venir sans tarder. » Et,
dans la conversation qu'il aura, il lui déconseillera vivement de se rendre au
Palais de Justice
1.
(1). Je suis persuadé que M. Legros ne risquait rien. Mais ses inquiétudes
situent le climat dans lequel vivait la France à l'époque. C'est pourquoi j'ai
rapporté cet incident.
A la barre du
tribunal, Claude Gérard,
René Legros,
Paul Jérôme
firent des dépositions qui correspondaient à la réalité : toutefois, certaines
de leurs interprétations ne recueillaient pas mon assentiment. Je ne mets pas en
cause pour autant leur entière bonne foi. M. Jean Vaujour témoigna aussi,
de façon assez succincte. Il avoua avoir été surpris, presque éberlué, par la
proposition dont j'avais été l'objet. Le général de Beaufort, ancien chef
de l’état-major particulier du président de la République, à qui je m'étais
confié, déclara, pour en avoir le cœur net, s'être entretenu de cette affaire
avec le général Ély
et M. Racine, directeur du cabinet de Michel Debré.
Tous deux manifestèrent leur étonnement, n'étant pas au courant de la
proposition !
Les membres du gouvernement furent
d'une rare discrétion. Pourtant, leur conscience ne leur imposait-elle pas de
demander à déposer pour éclairer complètement le haut tribunal ? Certains feront
ressortir la raison d'État qui exigeait de se taire ? Le motif essentiel
ne serait-il pas la crainte des réactions de De Gaulle, qui les amenait à
« imiter de Conrart le silence prudent » ? La vie d'un homme était
pourtant en jeu. Pesait-elle d'un poids suffisant, cette vie, au regard d'un
maroquin ministériel ? J'en doute, et ce n'est pas parce qu'il s'agissait de la
mienne que j'hésiterai à exprimer mon sentiment, à flétrir la dérobade de ces
hommes, préférant
assurer leur avenir politique
plutôt que d'essuyer la colère du chef de l'État. Que
l'ambition s'accommode de bassesses!
Les ministres étaient, paraît-il,
tourmentés. Toutefois, ce n'était pas le sort qui m'attendait qui les troublait,
mais l'inquiétude de voir dévoilées au grand jour les propositions qui m'avaient
été faites. Ainsi, Me Jean-Marc Varaut avertissait le
bâtonnier Charpentier
« avoir reçu la visite d'un membre du
cabinet de Michel Debré.
L'affaire de la sécession est tout à fait exacte.
Foccart est très ennuyé. C'est le procès du maréchal Ney !
Mais vous éviterez au pouvoir l'erreur de son exécution ».
Ces politiciens, comme Michel Debré
qui ne cessent de faire des déclarations sur les antennes de la radio ou de la
télévision, sont toujours restés depuis bien discrets sur ce sujet. Avec le
recul du temps, leur serait-il vraiment difficile de s'expliquer sur cette
affaire et de justifier leur absence au prétoire ? On comprend mal, ou trop,
leur réserve.
J'ai tenu à préciser toute cette
affaire de « République
d'Algérie » pour laisser
au lecteur le soin de porter un jugement. Aurait-elle été le fait, comme l'a
écrit J.-R.
Tournoux, « de quelques
gaullistes présomptueux
» entendant forcer la main à De Gaulle, ou était-ce un projet élaboré à
l'échelon suprême ? Chacun pourra se prononcer en toute connaissance de cause.
FIN
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