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ALGER PRINTEMPS 1962
19 MARS 1962

Par Jean-Pierre Ferrer

Les accords d'Evian sont signés par les émissaires du gouvernement gaulliste et ceux des terroristes du FLN.

Il faisait déjà chaud à Alger.

Depuis plusieurs mois la scolarité n'était plus assurée dans les écoles et lycées. Quelques professeurs de Math, Français-Latin et Physique donnaient quelques cours dans une salle d'une annexe de la Mairie , située dans une rue perpendiculaire à la rue Hoche qui descendait au Lycée Gautier.

Nous n'étions qu'une poignée à nous y rendre car nous devions présenter théoriquement la première partie du Bac en Mai ou Juin.

Alger était quasiment vide de ses occupants musulmans qui avaient fui le centre ville pour se mettre à l'abri chez des parents dans les faubourgs éloignés ou dans les villages environnant la ville. Les attaques de l'OAS contre les Gardes Mobiles , la chasse aux barbouzes venus de Paris , les plastics (chtrounga ) qui explosaient la nuit, les perquisitions , les concerts de casseroles scandant "Algérie Française " étaient notre lot quotidien . Nous écoutions, agglutinés autour d'un poste à transistors les informations, les messages codés, les encouragements de la Radio Pirate de l'OAS.

Depuis la venue de De Gaulle en 58, balcons et fenêtres étaient pavoisés de drapeaux tricolores. Nous étions français et nous n'avions pas honte de le montrer et de le chanter car tout était prétexte à entonner la Marseillaise et les Africains.

Les ordures n'étaient plus ramassées. Des employés de la Mairie utilisaient les camions-poubelles et embauchaient les jeunes désœuvrés pour nettoyer la ville. Dans mon quartier de la rue Danton, nous étions quelques uns à avoir accepté de participer à cette action. Nous ramassions les ordures. chargions les camions et partions vers la déchetterie pour les vider.

Les Algérois, généreusement, nous donnaient une pièce pour nous remercier de notre courage et civisme. L'odeur aigre des ordures était dure à supporter quand nous nous tenions à l'arrière du camion, debout sur un marche pied. Nous étions entourés de myriades de mouches attirées par le fin parfum que nous dégagions.

Je n'ai pas eu de chance quand vint mon tour. Le camion plein, nous roulions sur la Route Moutonnière quand soudain survint la panne. Une partie de l'arbre de transmission traînait par terre. Il était donc impossible de continuer notre route vers la décharge . Nous nous assîmes sur le bord de la route en attendant qu'un autre camion monte d'Alger. Le temps passait lentement et malgré les encouragements et plaisanterie d'André Pons, notre conducteur, nous n'en menions pas large. Peu de voitures passaient et l'endroit était complètement désert.

Nous imaginions tous, sans l'affirmer ouvertement que nous faisions des cibles parfaites. Je n'ai pas peur d'avouer que j'avais peur. Nous n'avions aucun moyen de communication embarquée. Nous étions donc condamnés à attendre.

Soudain, nous vîmes arriver un camion-poubelle , benne vide qui avait sûrement terminé sa tournée et redescendait sur le Centre Ville. Le chauffeur s'arrêta pour nous demander si nous avions un problème ; après quelques discussions , il accepta de nous ramener en ville. André attendrait qu'un autre camion vienne le remorquer.

Je puais vraiment. C'est surtout en rentrant dans la boulangerie de mes parents que je m'en rendis vraiment compte car l'odeur du pain chaud et des pâtisseries embaumait. Je faisais vraiment tache au milieu du petit magasin mais j'étais fier de mon aventure que j'enjolivais à envie. Je me récurais sous la douche, dont l'eau était chauffée directement par le four. Que c'était agréable de sentir bon la savonnette Cadum !

L’après midi était plus amusant mais tout aussi important car des reliefs des poubelles et autres déchets jonchaient les rues.

C'est toujours André Pons qui ramenait de la Mairie des tuyaux de caoutchouc et les balais officiels . Nous arrosions les rues , les escaliers ,les trottoirs et guidions vers les bouches d'égout à coups de balais les cochonneries qui faisaient de la résistance . A vrai dire , nous nous arrosions autant que la rue , mais le soleil du début d'après-midi nous séchait rapidement Nous prenions notre travail au sérieux tout en rigolant comme des gamins.

Tous les jeunes participaient au nettoyage du quartier: Christian Richter , André Cuénoud .Mahfoud Allel, Dermen Belkacem, Bernard Ruffenack .Daniel Marti, Kader Bessatchi (qui avait deux soeurs magnifiques), Pierre Padovani ....Etrangement notre quartier ne s'était pas vidé de ses familles musulmanes . Et malgré la tension ambiante , nous continuions à vivre ensemble, à plaisanter , à faire comme si de rien n'était.

Le quartier de Bab-EI-Oued était depuis plusieurs semaines encerclé par l'armée Française. Des barbelés avaient été déroulés à chaque issue du quartier. Nul ne pouvait y entrer ou en sortir ; Bab-el-Oued, quartier populaire et communiste , était une poche de résistance Algérie Française et des actions violentes s'y étaient déroulées.

Les tanks de l'armée, qui était venue nous défendre, avaient descendu les voies principales du quartier, les Avenues de la Bouzaréa et de Marignan et avaient écrasé tout ce qui faisait obstacle à leur passage. Les voitures et les motos stationnées le long des trottoirs avaient été laminées et les façades des immeubles criblées de balles.

Toute la famille de ma mère logeait à Bab-el-Oued , et des cousins germains de mon père y avait aussi une boulangerie. C'est dire que la moitié de mes oncles, tantes et cousins étaient là.

L'approvisionnement alimentaire ou en médicaments ne se faisait plus. Les boulangeries ne cuisaient plus leur pain, les boucheries ne débitaient plus leur viande et, dans les cafés, même l'anisette et les tramousses commençaient à se faire rares.

Déjà les habitants d'autres quartiers venaient apporter dans des couffins des victuailles et tentaient de les faire passer entre les barbelés aux mains qui se tendaient de l'autre côté de la barricade ou les accrochaient aux cordes lancées des balcons des immeubles proches.

Mon père avait amené du pain dans sa Simca P60 noire et blanche break qu'il utilisait pour faire ses livraisons.

Le mot d'ordre de nous rendre en cortège pacifique à Bab-el-Oued avait été capté sur la Radio Pirate et les tracts distribués toute cette semaine nous enjoignaient à nous rendre nombreux porter une assistance morale à nos familles ou amis interdits de sortie . Nous vivions depuis plusieurs années sous un couvre-feu qui n'empêchait ni explosions ni mitraillades chaque nuit.

Nous devions nous y rendre le 26 Mars après midi.

26 MARS 1962.

Comme une traînée de poudre l'information avait circulé.

D'un accord commun et tacite, avec tous les copains du quartier et du lycée, nous avions décidé de nous joindre à cette manifestation. Je me demandais quand les Algérois travaillaient tant il y avait de manifestations, cortèges et autres réunions.

Ma sœur, Marie-Françoise , âgée de 15 ans et demi - je n'avais pas encore moi-même 17 ans -s'était jointe à nous. Elle était la seule fille du groupe.

Nous descendîmes la rue de Mulhouse insouciants en plaisantant comme il est bon de le faire à notre âge. Nous arrivions place Lyautey, ce carrefour qui est l'aboutissement ou le départ du Bd St Saëns, de la sortie du Tunnel des Facultés de la fin de la rue Michelet et du début de la rue Charles Péguy. Cette dernière est intermédiaire entre la rue Michelet et la rue d'Isly. Nous longions les Facultés et l'Otomatic, brasserie mythique des étudiants Algérois. L'autre brasserie très fréquentée par la jeunesse, les Quat Z'arts lui faisait presque face. J.P. Soler (dont l'épouse Michèle, est présidente du Cercle Algérianiste de Nice), D de Ubéda et Paul Arfi se joignèrent à nous.

Nous entendions la foule chanter la Marseillaise.

Une chenille immense descendait de la rue Michelet avec des banderoles affichant notre désir de rester sur une terre française . L' Algérie n'était pas une colonie ordinaire. L' Algérie était découpée en plusieurs départements continuant la numérotation de ceux de Métropole. Les plaques d'immatriculation des véhicules l'attestaient puisque nous suivions le Territoire de Belfort (90), les

immatriculations d'Alger étaient 91, Oran 92 , Constantine 93 . Avant de devenir 9A à 9H puisque la région parisienne nous avait déjà dépossédé d'une partie de notre identité.

Les drapeaux Bleu-Blanc-Rouge apportaient de la couleur aux banderoles .

Comme à chaque cortège les anciens combattants de 18 ou 40 ouvraient la marche et arboraient fièrement leurs décorations et médailles militaires.

Dans la foule , jeunes , vieux, parents avec leurs enfants sur les épaules , se tenaient coude à coude . Ils n'y avaient pas que des Pieds Noirs. Une population de toutes confessions se dirigeait vers Bab-El-Oued. Courageux, car ce n'était pas la porte à côté. Il y avait bien sept à huit kilomètres des Facultés à Bab-el-Oued.

Notre petit groupe se joignit au cortège en faisant en sorte de rester tous, les uns près des autres. Comme d'habitude Smaîn faisait le pitre et nous lui donnions des claques derrière une tête qu'il avait plate (nous l'appelions Khaplaté). Le manque de rondeur de son crâne était compensé par un nez très busqué.

Nous marchions sous les platanes déjà feuillus et allions de notre plus belle gorge pour chanter et clamer des slogans hostiles aux Vendeurs de l'Algérie et bienveillants à ceux qui nous défendaient.

En arrivant à hauteur du Coq Hardi, autre brasserie célèbre pour les inconditionnels du RUA, je fus surpris de constater que deux camions militaires étaient arrêtés perpendiculairement à la chaussée. Des barrières de fils de fer barbelés avaient été déroulées de telle manière qu'il était impossible de contourner les véhicules. Seul un passage existait entre eux. Passage assez étroit, car aussi garni de barbelés et gardé par quelques soldats français coiffés du képi de la Coloniale. Nous pouvions apercevoir d'autres camions kakis stationnés rue Monge.

Le militaire chargé de nous laisser le passage écartait à peine les barbelés empêchant ainsi au cortège de passer trop rapidement. Au moment où notre groupe passa, le jeune Métropolitain prononça une phrase qui depuis quarante ans est restée gravée au tréfonds de ma mémoire; je l'entends encore aujourd'hui comme si j'y étais.

Il dit le plus simplement du monde : " Allez passez vite, avant que ça ne commence..."

Phrase anodine sur le moment , passée inaperçue mais combien importante pour les moments qui allaient suivre.

Toujours ensembles, nous traversâmes le Plateau des Glières . Aucun car n'attendait ses voyageurs. La statue de Jeanne d’ Arc, dans le jardin, derrière les arrêts d'autobus nous regardait passer avec son épée dirigée vers le ciel. Elle semblait nous montrer le chemin.

Une chose ne nous avait pas marqués. Toutes les rues transversales , qui accédaient à la rue d'Isly étaient fermées par des barbelés. Ainsi, nous ne pouvions pas revenir par la rue Edouard Cat, la rue Ballay ou le boulevard Laferrière sur notre gauche. Il en était de même à droite si nous voulions accéder aux rue Chanzy ou à l'avenue du 9° Zouave.

C'était incroyable .Nous étions dans une souricière et personne ne semblait s'en être rendu compte.

Nous approchions de la Grande Poste à l'architecture néo-arabe avec sa dizaine de marches pour y accéder. En face, assis à même le sol. devant la Maison de la Presse , je vis sans vraiment y prendre garde non plus, une dizaine de militaires, de toute évidence, arabes, dans une tenue vestimentaire qui ne ressemblait en rien à celle de notre armée, même en treillis.

Leurs casques, aussi, étaient différents des casques français, et portaient juste au-dessus de la visière deux caractères en blanc : W. 3.

Aucun militaire français n'avait d'inscription sur son casque ; la marque distinctive de son arme est mentionnée sur la médaille pendue au bouton de la poche gauche de sa chemise ou un écusson de tissu cousu sur sa manche.

W.3....W.3...W.3... Mon Dieu , W.3 = Willaya Trois.

Des fusils mitrailleurs étaient posés devant eux, soutenus par leur trépied.

L'armée française se faisait aider par l‘ALN.

Comme je vous l'ai dit plus haut, il faisait déjà chaud. Je ne portais que des tongs, même pas des espadrilles qui auraient pu mieux tenir mon pied.

Mon regard se dirigea inconsciemment vers les terrasses des immeubles. Des militaires armés y étaient postés...

Nous venions à peine de dépasser la Grande Poste, quand les premiers coups de feu claquèrent. On nous tiraient dessus .Qui ? D'où ?

Des lapins. Une cible d'une facilité infantile.

Que faire ? Où aller ? ... Puisque toutes les issues aux rues supérieures ou

inférieures étaient bouclées.

Nous courûmes. Nous courûmes. Mais pour aller où ?

Le cortège s'était disloqué.

Les banderoles avaient été abandonnées.

Certains gravissaient à toutes jambes les escaliers de la Poste pour se mettre à

l'abri à l'intérieur.

Ma tête était vide. Essayez donc de courir avec des tongs.

Ma sœur! Merde ! Ma sœur ! Où était-elle ? Je ne la voyais pas. les mitraillettes crépitaient de tous cotés . Je m'arrêtai, terrifié, cherchant derrière, à droite , à gauche . Je levai la tête pour essayer de voir plus haut, plus loin. Elle était devant, avec une partie des copains du quartier. Elle courait plus vite que moi.

Des hommes, des femmes, des enfants tentaient d'ouvrir les entrées d'immeubles pour se protéger . Nous savons tous, que des militaires (français ? FLN ? ) les poursuivaient et leur tiraient dans le dos . C'était effroyable.

Nous courions toujours, allant droit devant. Nous passâmes le Milk-Bar. La place du Maréchal Bugeaud sur notre gauche avec sa statue. Derrière lui, les bâtiments de la 10° Région Militaire.

Nous traversâmes la place en diagonale, et pénétrâmes dans un immeuble dont la porte était restée ouverte. Nous la refermâmes d'un coup sec et gravîmes un ou deux étages pour trouver un hypothétique abri. Un appartement qui s'ouvrirait pour nous accueillir. Rien. Toutes les portes restaient fermées. Nous étions tous là. Mais nous ne savions pas ce qui s'était exactement passé. Le calme, dehors, semblait revenir . Les coups de feu étaient moins nourris et paraissaient lointains

Nous redescendîmes au rez-de-chaussée pour sortir et tenter de revenir au quartier. Mal nous en prit car, alors que nous ouvrions la porte, une salve partit de l'immeuble en face ou de la 10° Région et les balles s'écrasèrent sur le mur de l'entrée.

Il nous fallait encore attendre .

Nous étions assis sur les marches d'escaliers de l'immeuble. Le calme revint complètement. Nous tentons une autre sortie . Plus rien. Plus un bruit. Tout était fini.

Nous grimpons en courant les escaliers sur notre droite. Ils rattrapaient la rue Dupuch. Nous nous dirigeâmes vers le Bd du Telemly. Les hauts murs du stade Leclerc s'élevaient sur notre droite.

A l'intersection du Bd de Tassigny et du Telemly , près du Viaduc , quelques camions militaires étaient stationnés . Abrités derrière chaque roue, un genou à terre, armes au poing, des soldats semblaient attendre une attaque d'un ennemi virtuel. Nous rîmes en passant près d'eux. Ils nous demandèrent si c'était fini.

OUI, Messieurs , c'était fini. Vous aviez exécuté 52 personnes et fait des centaines de blessés.

Tous innocents.

De retour au quartier, des gifles fusèrent. Mais il y eut plus d’embrassades . Nous étions tous revenus sains et saufs.

Toute la manifestation et les événements avaient été retransmis en direct par Europe 1 ou RMC. Donc nos parents savaient ce qui s'était passé.

Aux actualités du soir, aucune information de ce terrible après midi ne fut diffusée par Europe ou RMC .

Les quotidiens et hebdomadaires nationaux furent censurés par le pouvoir gaulliste et retirés des Kiosques.

Philippe Labro , dans son roman ,"Les Feux mal éteints" relate cette journée. Monsieur Labro faisait, à cette époque, son service militaire comme correspondant des armées. M Philippe Labro nous raconte que les coups de feu sont partis de la foule. Donc les Pieds Noirs avaient ce jour un tempérament suicidaire et se sont tirés dessus l'un l'autre. Pauvre Monsieur Labro !!!

En fait, le 26 Mars 1962 fut une belle journée de printemps comme il en existe tant en Algérie.

Jean-Pierre Ferrer
Né à Alger en 45
Je vis à St Laurent du Var après 26 ans à Six-Fours (83)

 


 
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