Le Bilan
Du Gaullisme
Partie
2 -
L'Application de la doctrine… |
III. - Le double jeu du général de Gaulle
On m'avait tendu un guet-apens. D'où venait-il ? Une dépêche du correspondant du
Times de Londres à Paris, dans le numéro du 17 juillet 1945, au lendemain du
démenti britannique en 4000 mots allait me le révéler. On avait demandé mes
documents, non pas pour les faires servir à la concorde nationale, mais à la fin
de les discréditer, eux et leur possesseur.
La dépêche, sous le titre Satisfaction à Paris, déclarait :
« La déclaration britannique concernant le prétendu accord secret de 1940 entre
le Gouvernement britannique et celui de Vichy a été reçue avec satisfaction dans
les milieux officiels. Le Comité national français n'avait pas été informé par
le Gouvernement britannique en 1940 des conversations qui eurent lieu avec M.
Rougier. Mais il avait été capable de se faire une idée remarquablement
exacte de la nature de ces conversations d'après ses propres sources
d'information. Ses conclusions avaient été tirées de l'études de certaines
archives de Vichy à ce sujet telles qu'ont les avait découvertes depuis la
libération.
« Il est tenu pour certain ici que M. Rougier ne reçut de Pétain
et de son Gouvernement aucune mission de négocier ou de conclure un accord. Il
fut envoyé en parti pour découvrir ce qu'il pourrait au sujet de l'état d'esprit
de la Grande Bretagne et de ses chances de victoire, mais, plus
particulièrement, pour obtenir des avantages pour la France de Vichy (Vichy
France). Il n'y a aucune preuves que Vichy ait ratifié les accords que son
mémorandum suggère que Vichy aurait acceptés, et il est de la plus haute
improbabilité que Vichy ait jamais songé à le faire.
La déclaration britannique et le mémorandum annexé montrent que le Gouvernement
britannique, en 1940, nourrissait certaines croyances au sujet des intentions du
général Weygand et certains espoirs que ni le général de Gaulle ni
le général Catroux n'ont jamais partagés. Ces dangereuses illusions
(comme elles étaient envisagées par le général de Gaulle et ses
conseillers) sont considérées ici comme susceptibles d'expliquer dans une large
mesure la réticence montrée à l'égard du général de Gaulle et comme ayant
semé les germes des difficultés et des malentendus surgis à l'époque des
débarquements en Afrique du Nord et, plus tard, en Normandie. »
Ainsi, à la suite des révélations de Flandin et de Manuel, de ma
déposition et de la publication de mon livre, à la veille des révélations de
l'amiral Fernet et de Jacques Chevalier, les milieux officiels
français étaient arrivés à la conclusion que je n'avais été chargé d'aucune
mission officielle par le Gouvernement de Vichy. Ils mettaient sur le compte de
mes conversations avec le Premier Ministre tous les différends surgis entre lui
et le Chef de la France Libre.
Si les Alliés n'avaient pas informé le général de Gaulle du débarquement
sur les côtes d'Afrique; si le général de Gaulle avait refusé ses
officiers, sauf une vingtaine, au moment du débarquement des Alliés sur les
côtes de Normandie, c'était à cause des dangereuses illusions que j'avais fait
naître dans l'esprit du Premier Ministre britannique concernant Weygand,
de Weygand rappelé d'Afrique à Vichy en novembre 1941 et incarcéré en
Allemagne à partir de novembre 1942.
L'explication était vraiment un peu anachronique et abusive.
Le
général de Gaulle m'avait trompé, comme il avait dupé tant d'autres. Sa
haine pour Weygand et pour « la France de Vichy » n'avait pas désarmé.
Le D.G.E.R., comme c'était son rôle, avait joué le double jeu et le
correspondant anglais du Times l'avait sans y prendre garde dévoilé.
Quelle était donc la personnalité du général de Gaulle qui, d'un côté, en
appelait à la réconciliation des esprits et, d'autre part, maintenait le
mensonge officiel propre à attiser les divisions nationales ? Des livres
allaient le révéler; et d'abord, un livre de lui, un manuel parfait de
l'apprenti dictateur.
IV – Le manuel de l'apprenti-dictateur
Le cas du général de Gaulle était vraiment singulier. Il avait envoyé
partout des délégations et ouvert des agences d'information. Des milliards de
francs étaient consacrés à sa publicité personnelle.
Un livre d'images racontait sa vie héroïque et fabuleuse; et comment ses avions
protégeaient les convois britanniques et comment ses troupes préparaient
l'assaut final de la forteresse Europe. On le voyait caracoler sur un beau
cheval blanc.
Robert Valeur le comparaît à Winston Churchill, au président
Roosevelt et au maréchal Staline. Il n'avait d'égal dans l'histoire
de France que Jeanne d'Arc et Napoléon. Et, cependant, nulle part
aux vitrines des librairies et de ses bureaux qui avaient pignon sur rue, ne
s'étalaient ses propres oeuvres. Assurément, les dédicaces élogieuses au
maréchal Pétain, auquel il devait sa carrière, le gênaient un peu. Mais,
surtout, il eût été malaisé de soutenir que le Général faisait la guerre à Vichy
pour rétablir les institutions démocratiques après la lecture de certain petit
livre publié chez Berger-Levrault en 1932, sous le titre passablement
énigmatique, le Fil de l'Epée.
Ce qui caractérise les masses d'aujourd'hui, selon l'auteur, c'est leur
incrédulité à l'égard de toutes les institutions qu'elles ont révérées par le
passé. « Par conviction ou calcul, on a longtemps attribué au pouvoir une
origine, à l'élite des droits qui justifiaient les hiérarchies. L'édifice de ces
conventions s'écroule à force de lézardes. Dans leurs croyances vacillantes,
leurs traditions exsangues, leur loyalisme épuisé, les contemporains ne trouvent
plus le goût de l'antique déférence, ni le respect des lois d'autrefois. »
Est-ce à dire que les foules sont devenues ingouvernables pour autant qu'elles
sont irrespectueuses et sceptiques ? Ce serait méconnaître la nature éternelle
des sociétés humaines. « Les hommes ne se passent point, au fond, d'être
dirigés, non plus que de manger, boire et dormir. Ces animaux politiques ont
besoin d'organisation, c'est-à-dire d'ordre et de Chefs. » Les masses ont
détrônés les anciens dieux pour en adorer de nouveaux. Elles ne respectent plus
les corps constitués, les institutions séculaires, les lois vénérables de la
Cité; mais elles se donnent volontiers aux ambitieux qui les violentent par leur
audace. Elles ne veulent plus de gouvernement de la loi mais elles acclament le
gouvernement des hommes.
Par la disparition ou la paupérisation des classes moyennes, les masses se sont
simplifiées. Elles sont devenues élémentaires. Elles ne révèrent plus les
grandes Déilés abstraites du ciel platoniciens : l'Equité, la Loi, le Bien
Commun, la Raison. Elles veulent des dieux à face humaine : elles sont devenues
anthropomorphiques. Elles aspirent à la dictature. « Tout ce que les masses
accordaient de crédit à la fonction ou à la naissance, elles le reportent à
présent que ceux-là qui ont su s'imposer. Quel prince légitime fut jamais obéi
comme tel dictateur sorti de rien, sinon de son audace ? »
A l'ère des régimes contractuels fondés sur le droit à succédé « l'ère des
tyrannies fondées sur la force. « Au cours d'une époque déréglée, au sein
d'une société bouleversée dans les cadres et les traditions, les conventions
d'obéissance vont s'affaiblissant et le prestige personnel de Chef devient le
ressort du Commandement. »
Le prestige personnel du Chef succédant au respect de la loi, voilà ce qui
caractérise le monde actuel. Mais l'aspiration des masses-foules à être dirigées
par un « meneur » n'est qu'une condition suffisante de la dictature. La
condition nécessaire est qu'il se rencontre, à l'heure historique, un homme qui
possède « le prestige », don de la nature et produit de l'art à la fois.
« Fait affectif, suggestion, impression produite, sorte de sympathie inspirée
aux autres, le prestige dépend, d'abord, d'un don élémentaire, d'une aptitude
naturelle qui échappe à l'analyse. » C'est le don du magnétiseur qui se
rencontre même chez les animaux; c'est ainsi que le petit roquet tombe les
quatre pattes en l'air devant le molosse qui le fascine. Il n'y a pas, du reste,
correspondance entre la valeur intrinsèque et l'ascendant des individus. « On
voit des gens remarquables par l'intelligence et la vertu qui n'ont point le
rayonnement dont les autres sont entourés, quoique moins doués quand à l'esprit
et quant au coeur. »
Mais
le don n'est pas tout, pas plus qu'une belle voix ne suffit à faire un bon
chanteur. « Au chef, comme à l'artiste, il faut le don façonné par le
métier. »
La première règle, c'est de savoir s'entourer de mystère. « Et,
tout d'abord, le prestige ne peut aller sans mystère, car on ne révère pas ce
que l'on connaît trop bien. Tous les cultes ont leurs tabernacles et il n'y a
pas de grand homme pour ses domestiques. Il faut donc que, dans les projets, la
manière, le mouvement de l'esprit, un élément demeure que les autres ne puissent
saisir et qui les intrigues, les émeuve, les tienne, en haleine. Non, certes,
que l'on doive s'enfermer dans une tour d'ivoire, ignorer ses subordonnées, leur
demeurer inaccessible. Bien au contraire, l'empire sur les âmes exige qu'on les
observe et que chacun puise croire qu'il a été distingué. Mais, à condition que
l'on joigne à cette recherche un système de ne point se livrer, un parti pris de
garder par devers soi quelque secret de surprise qui risque à toute heure
d'intervenir. La foi latente des masses fait le reste. »
Une pareille réserve d'âme ne va pas sans une grande sobriété de
gestes et de paroles. « Les vrais chefs ménagent avec soins leurs
interventions. Ils en font un art que Flaubert a fort bien saisi quand il
nous peint, dans Salammbô, l'effet produit sur les soldats hésitants par
l'apparition calculée d'Amilcar. Chaque page des Commentaires nous montre de
quelle façon César mesurait des gestes publics. » La même sobriété
s'impose dans les discours. « L'instinct des hommes désapprouve le maître qui
se prodigue en paroles. Imperatoria brevitas, disaient les Romains. » Qui
donc fut taciturne autant que Bonaparte ? Mais, quand il se départ de sa
consigne de silence, sa parole doit être fulgurante. Il ne doit jamais faire
appel à la raison, mais toujours à la passion, en créant chez l'auditoire un
état émotif qui supprime tout esprit critique. « On ne remue pas les foules
autrement que par des sentiments élémentaires, des images violentes, de brutales
invocations. »
La réserve systématique observée par le chef ne produit, cependant
d'impression que si l'on y sent enveloppées la décision et l'ardeur. L'ascendant
naît d'un contraste entre la puissance intérieures et la maîtrise de soi,
« comme les effets les plus pathétiques obtenus par l'acteur tiennent au
spectacle qu'il donne d'une émotion contenue. » Tel fut Alexandre.
« Il suffit à Barrès de contempler ses effigies, pour discerner la
source de l'autorité qui maintint en ordre, treize années durant, au milieu
d'épreuves indicibles, des lieutenants jaloux et des soldats turbulents et fit
accepter l'hellénisme à tout un monde, farouche et corrompu. »
Le Chef ne s'imposerait pas s'il ne joignait au mystère dont il sait
s'envelopper, au maintien théâtral, à l'ascendant du caractère, un certain
machiavélisme qui lui fait justifier les moyens qu'il emploie par la grandeur
des desseins qu'il propose. « Encore faut-il que ce dessein, où le Chef
s'absorbe, porte la marque de la grandeur. Il s'agit de répondre, e, effet, au
souhait obscur des hommes à qui l'infirmité de leurs organes fait désirer le
perfection du but; qui, bornés dans leur nature, nourrissent des voeux
infinis... On ne s'impose point sans presser ce ressort. Tous ceux dont c'est le
rôle de mener la foule s'entendent à l'utiliser.
Il
est à la base de l'éloquence : pas d'orateur qui n'agite de grandes idées autour
de la plus petite thèse. Il est le levier des affaires : tout prospectus de
banquier se recommande du progrès. Ce que le Chef ordonne doit revêtir, par
conséquent, le caractère de l'élévation. »
Le
masque de la grandeur doit voiler les ambitions secrètes de l'homme qui aspire à
la domination : « Ce n'est pas affaire de vertu, et la perfection
évangélique ne conduit pas à l'empire. L'homme d'action ne se conçoit guère sans
une forte dose d'égoïsme, d'orgueil, de dureté, de ruse. Mais on lui passe tout
cela, et, même, il en prend plus de relief s'il s'en fait des moyens pour
réaliser de grandes choses. Ainsi, par cette satisfaction donnée aux secrets
désirs de tous, par cette compensation offerte aux contraintes, il séduit les
subordonnés. »
La
vie des masses, dans les termitières que sont les Etats bureaucratisés de nos
jours, est sans relief. C'est une routine pleine de grisaille. « Lé
machinisme et la division du travail font reculer tous les jours l'éclectisme et
la fantaisie. Quelles que soient les tâches et les conditions, la force des
choses répartit en tranches égales pour tous le labeur et le loisir.
L'instruction tend à s'unifier. Les logements sont homothétiques. De Sydney à
San Francisco, en passant par Paris, on taille les habits d'après le même
patron. » Alors, par un phénomène de compensation psychologique, les masses
se donnent aux hommes dont la fortune personnelle les frappe d'admiration; aux
hommes qui les rassasient de grands mots sonores, même si leurs propos sont des
impostures, même si leurs gestes à panache sont des gestes de théâtre.
« C'est au point que certains personnages qui ne firent, en somme que pousser à
la révolte et aux excès, gardent cependant devant la postérité comme une sombre
gloire quand leurs crimes furent commis au nom de quelque haute revendication. »
Une dernière
condition est requise pour produire le Chef, le Dux, l'Imperator. Il faut que
l'homme prédestiné, par un phénomène d'autosuggestion, ait confiance en son
étoile, tienne pour infaillible ses voix intérieures. « De même que la plus
habile réserve ne suffit pas au prestige d'un homme s'il n'en fait l'enveloppe
d'un caractère résolu, ainsi l'élite la plus fermée et la plus hiérarchique
n'exerce pas d'ascendant s'il lui manque la confiance en elle-même et en son
destin. Du jour où la noblesse française consacra son ardeur à défendre ses
privilèges plutôt qu'à conduire l'Etat, la victoire du Tiers était d'avance
certaine. »
Cette confiance en
soi n'est que l'intuition de la convenance parfaite, à un moment historique,
entre l'ambition d'un homme et les circonstances qui la servent. « Ce qu'Alexandre
appelle « son espérance », César , « sa fortune », Napoléon, « son
étoile », n'est-ce pas simplement la certitude qu'un don particulier les met,
avec les réalités, en rapport assez étroit pour les dominer toujours. ? »
Cette foi dans le
destin doit se cultiver dès
le jeune âge. « 0n ne fait rien de grand sans de
grands hommes, et ceux-ci le sont pour l'avoir voulu. Disraëli
s'accoutumait dès l'adolescence, à penser en premier ministre. Dans les leçons
de Foch transparaissait le généralissime...Puissent être hantés d'une
telle ardeurs les ambitieux de premier rang - artistes de l'effort et levain de
la pâte - qui ne voient à la vie d'autre raison que d'imprimer leur marque aux
événements et qui, de la rive où les fixent les jours ordinaires, ne rêvent qu'à
la houle de l'Histoire. »
Partie 3
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